« Alpinistes de Mao » de Cédric Gras ou les conquérants de l’utile.

Il n’y a pas de place pour la rêverie ou la contemplation en montagne dans un régime communiste. La conquête des sommets n’est pas destinée à remplir le cœur des hommes mais à planter des drapeaux sur les plus hautes cimes pour marquer son territoire et signer les exploits du peuple.

Avec ses « Alpinistes de Staline », Cédric Gras avait déjà démontré que le but des expéditions soviétiques au Caucase était de planter la bannière rouge sur un sommet et d’y déposer un buste de Staline pour affirmer la force du parti et la victoire du socialisme. L’auteur tire la même leçon avec « Alpinistes de Mao ». Comment la Chine a formé, exploité, traité ces montagnards qui ont tutoyé les plus hauts sommets de la région avant de gravir enfin l’Everest par son versant tibétain. « La seule raison de la naissance de l’alpinisme chinois était la conquête de l’Everest » écrit-il.

L’Everest, 8848 mètres d’altitude, versant tibétain (chinois !). Qomolangma pour les Chinois. Sagarmata pour les Tibétains…Vu du camp de base. (DR)

Cédric Gras a mis à profit ses connaissances de l’histoire de l’alpinisme soviétique pour pénétrer dans le monde alpin chinois. Car la Chine de Mao ne livre que des récits assez vagues sur le déroulement de ses expéditions. Les rapports officiels sont noyés dans des slogans à la gloire du parti et à celle du grand timonier Mao Zedong. Mais les récits se trouvent aussi dans les archives soviétiques.

Xu Jing, alpiniste chinois membre de l’expédition à l’Everest de 1960. (DR)

L’amitié indéfectible entre les deux peuples russes et chinois que célèbre aujourd’hui encore le sommet Poutine-Xi Jinping a permis à la jeune République populaire née en 1949, d’apprendre auprès du grand frère soviétique la pratique de la haute montagne. Des hommes ont été sélectionnés pour suivre une formation en Russie. Ce fut le cas des deux figures de ce livre : Xu Jing, citadin du Liaoning qui sera retenu non pas pour ses qualités de montagnard mais pour sa fidélité sans faille au parti et Liu Lianman, paysan du nord, désigné volontaire et sélectionné parmi des milliers d’autres travailleurs de la nouvelle Chine rouge. L’histoire de la vie de Liu, découverte dans une bibliothèque du Sichuan, a permis d’alimenter le récit de l’auteur des Alpinistes de Mao et de suivre leurs traces sur le toit du monde.

Le Mustag Ata, à l’ouest de la Chine, 7546 mètres: (c: Ph Rochot)

Les Soviétiques serviront d’instructeurs et de guides aux apprentis montagnards chinois. On les retrouve ainsi sur le sommet du Mustag Ata dans la région ouighoure de Chine, sur le Minya Konga en Himalaya chinois à 7500 mètres d’altitude ou sur le pic Lénine dans le Caucase. On s’attache à ces personnages qui n’étaient pas voués à devenir des grimpeurs : « Les Soviétiques mènent d’une main de maître leurs apprentis maoïstes » constate l’auteur qui donne force détails sur ces ascensions. Une grimpeuse chinoise a fait par exemple un malaise cardiaque, compromettant la progression des cordées. Pour la punir, dit le récit soviétique, on l’oblige à dormir dehors, tandis que l’alpiniste Liu Lianman affirme l’avoir descendue sur son dos et raté ainsi l’assaut final. Dix-sept Chinois et vingt et un Soviétiques atteindront pourtant le sommet du pic Lénine.

Ascension du Shishapangma par une expédition chinoise, comme répétition à l’ascension de l’Everest.

Le but avoué des Russes est de grimper l’Everest dans une sorte de cordée de l’amitié avec leurs élèves chinois.  L’expérience est tentée en 1958 mais l’insécurité est totale dans la région. Dix grimpeurs accompagnés de trois Soviétiques et une centaine de porteurs nous dit l’auteur, arrivent avec leur caravane de yacks en pleine offensive chinoise et insurrection tibétaine.  « Les bêtes portent des mitrailleuses lourdes et des obus d’artillerie. Xu Jing ou Liu Lianman vont à cheval, pistolet à portée de main. Ils sont exercés au tir. L’himalayiste mao manie les armes aussi bien que le piolet ».

Au camp de base de l’Everest, le portrait de Mao. (DR)

Le mérite de ce livre est de nous situer à chaque fois les expéditions dans leur contexte politique. Et le contexte tibétain est explosif. Quand une expédition sino soviétique repart pour le Tibet en 1959, les alpinistes sont pris pour cible en plein cœur de Lhassa dans la caserne où ils résident, par deux canons de la résistance tibétaine. Les grimpeurs eux-mêmes iront faire le coup de feu contre le monastère de Sera, place forte des moines rebelles. Mais l’expédition va échouer au grand désespoir des Russes : « La révolte fomentée au Tibet par les agents impérialistes empêcha l’ascension du Qomolangma.

Séance d’endoctrinement au camp de base de l’Everest.

Les choses sérieuses commenceront en 1960, mais sans les Soviétiques. Pékin boude une URSS engagée dans la déstalinisation avec Nikita Khrouchtchev, qualifié de révisionniste par le PC chinois. Alors que la Chine est plongée dans la famine provoquée par le « grand bond en avant », le parti achètera à prix d’or du matériel fabriqué en occident pour équiper cette expédition. C’est dire l’importance que représentait la conquête de l’Everest par le versant chinois pour Mao Zedong. Car voilà sept ans déjà que le sommet a été vaincu via le côté népalais par Edmund Hillary et le sherpa Tenzing. Or les Chinois ne parviennent pas à gravir l’Everest par le versant tibétain, devenu d’ailleurs versant chinois depuis l’occupation du Tibet… Comme le pays est verrouillé, fermé aux étrangers, ils savent au moins qu’ils auront l’exclusivité de la première ascension.

Prestation de serment d’un grimpeur portant le petit buste de Mao qui devait être déposé au sommet de l’Everest lors de l’expédition de 1960 mais dont personne n’a retrouvé la trace. (DR)

L’auteur reprend le récit officiel de l’expédition qui conduisit nos héros à 8600 mètres sous le second ressaut du versant nord. Un passage clé où Liu Lianman aurait servi d’homme-échelle aux autres membres de l’expédition. Un grimpeur aurait même retiré ses chaussures pour franchir pieds nus une dalle récalcitrante par une température de trente degrés sous zéro, bravant ainsi douleurs et gelures pour l’honneur du parti.

La cordée d’assaut n’apportera aucune preuve de sa victoire : pas de photos puisqu’ils seraient arrivés de nuit au sommet, pas de traces du fameux buste de Mao qu’ils avaient pour mission de déposer sur la cime, un récit confus et peu crédible.

Gonpo, grimpeur tibétain, membre de l’équipe d’assaut en 1960, reçu par Mao Zedong. (DR)

Cédric Gras nous replonge alors dans la révolution culturelle qui paralysa le pays et donc toute activité alpine durant une bonne dizaine d’années à partir de 1966. Dans un premier temps les grimpeurs se transforment en gardes rouges et s’engagent dans une milice baptisée « révolution totale » puis sont arrêtés, suspectés, déportés. « L’alpinisme était soudain devenu contre-révolutionnaire. Quelque chose comme une dégénérescence réactionnaire. »

Expédition à l’Everest de 1975. Glacier du Rongbuk.

L’année 1975 sera une revanche pour l’alpinisme chinois qui veut d’abord balayer les doutes sur l’expédition de 1960. Les deux héros du livre, Xu Jing et Liu Lianman ne font pas partie du groupe. Ce sont des hommes du passé. Le « vainqueur » de l’Everest de 1960, Wang Fuzhou n’intègre pas l’équipe de pointe et se contente, aux dires de l’auteur, d’encourager ses camarades « à combattre le révisionnisme dans l’air raréfié à 7000 mètres. » Cette fois la Chine a produit le matériel : crampons, cordes, piolets, doudounes etc. Une échelle en aluminium est prévue pour franchir le fameux deuxième ressaut qui donna tant de fil à retordre aux pionniers de 1960. Mais il faudra encore deux tentatives pour que le « groupe d’assaut » arrive enfin au sommet. Il est composé de quinze hommes et trois femmes dont Phando, paysanne tibétaine reconvertie à la haute montagne grâce aux largesses du parti.

Mise en forme au camp de base de l’Everest (Qomolangma pour les Chinois, Sagarmata pour les Tibétains) (DR)

Le 27 mai 1975 elle pense être la première femme à fouler le toit du monde. Elle apprendra une semaine plus tard qu’une alpiniste japonaise l’a devancée de quelques jours en grimpant par le versant népalais. De même cinq ans plus tard, l’alpinisme chinois perd encore un peu plus la face après l’ascension en solitaire de l’Autrichien Reinhold Messner qui gravit le versant nord en trois jours, sans oxygène et en trouvant même un passage permettant de contourner le fameux deuxième ressaut.

Les récits touchant l’himalayisme chinois sont suffisamment rares pour que l’on prenne un intérêt particulier à ce livre. Il nous rappelle que les expéditions sont avant tout faites par des hommes, alors que les régimes totalitaires détournent les mérites et la gloire vers l’idéologie du parti au pouvoir.

Philippe Rochot

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Né en 1982, Cédric Gras a suivi des études de géographie à travers le monde et dirigé différentes Alliances françaises dans l’espace post-soviétique. Il continue aujourd’hui de sillonner les immensités eurasiatiques pour ses écrits et des films. Il a publié chez Stock L’Hiver aux trousses (2015), Anthracite (2016), Saisons du voyage (2018) et Alpinistes de Staline (prix Albert Londres du livre 2020).

Une réflexion sur “« Alpinistes de Mao » de Cédric Gras ou les conquérants de l’utile.

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