« Chaque heure compte, la dernière tue » : bonheurs et malheurs du photoreportage. Regards sur le livre de Patrick Robert.

Le titre et l’image de couverture interpellent d’emblée le lecteur : tête de mort et temps qui tue sont présents tout au long des aventures de reportages que nous raconte Patrick Robert : « ce récit dans le réel est un voyage qui dérive malgré lui sur le fleuve des enfers, en tentant de rester à portée de la rive des vivants ».

La mort plane dès le début du livre. Ce reporter photographe âgé aujourd’hui de 65 ans débute son récit par la grave blessure dont il est victime en couvrant la guerre du Liberia, en juillet 2003 durant une offensive de la rébellion. Touché par balle au dos. On doit lui retirer un rein, il a le diaphragme perforé, il a perdu beaucoup de sang et fait deux arrêts cardiaques. Il traduit ainsi son expérience de la souffrance : « totale, fou­droyante, absolue, souveraine. Impériale. Celle qui se substitue à votre propre conscience. Vous n’êtes plus qu’elle. Elle vous résume ».

Mais il en faudra plus à Patrick Robert pour renoncer au reportage. Dans ses récits qui couvrent 600 pages et vont de la couverture des guerres d’Irak à celles de Sierra Leone, de la Somalie ou de l’Afghanistan, il prend soin de bien placer les évènements dans leur contexte, d’expliquer le passé historique du pays où il se trouve, présenter les forces en présence et porter un jugement sur les hommes, les acteurs des conflits, les chefs.

Dans le conflit rwandais, il ne cherche pas à « sublimer l’image » à accentuer les ombres ou assombrir le ciel pour donner à la scène un caractère encore plus tragique et dramatique. Son image est directe, sèche, sans concessions, sans recadrage sans modification aucune de la couleur ou de la lumière, destinée à montrer exactement la scène, comme ces dizaines de corps entassés en plein soleil, abandonnés près de l’hôtel « Horizon » aux environs de Kigali. Il écarte même la prise de vue en noir et blanc pour mieux traduire la réalité : « Avec la couleur vous pouvez moins tricher. C’est vrai que la couleur du sang, ça tache une image. En noir et blanc il est plus supportable. »

Rwanda 1996: le retour des réfugiés du Congo. Photo Ph Rochot.

Patrick Robert est l’un des rares photographes à être resté sur place pendant le génocide. Mais malgré les risques pris, le génocide du Rwanda qui fit pourtant 800 000 morts a peu mobilisé l’opinion. « Le fait d’avoir un passeport français permettait tout juste de rester en vie… Il y avait de toute façon une réaction d’hostilité générale vis-à-vis de la presse… Les photos que j’ai faites ont été très peu publiées. La tragédie rwandaise ne suscitait pas l’intérêt ».

L’auteur s’étonne également de voir que les crimes commis par les « libérateurs » du Front Patriotique Rwandais (FPR) n’ont guère été documentés alors que selon lui ils existent bien : « Le Tribunal Penal International avait pour mission d’enquêter sur les massacres. Le régime (rwandais) et les Américains lui enjoignirent d’enquêter exclusivement sur le génocide des tutsis ». Les crimes de guerre qui auraient été commis par les rebelles seraient donc en grande partie passés sous silence.

Même impression de désintérêt de l’opinion sur le conflit du Liberia où le photographe côtoie l’horreur au quotidien, les exécutions, les miliciens ivres de violence qui se griment le visage et tirent à l’aveugle dans les ruelles des villages ou sur des cibles imaginaires. Mais les médias veulent surtout retenir ces scènes où les hommes se battent masqués dans une atmosphère surréaliste évitant ainsi d’avoir à traiter le fond du problème, au grand désespoir du photographe. « On ne prenait pas cette guerre au sérieux dans le reste du monde. Je m’en désolais et mes images étaient souvent utilisées pour exposer le contraire de ce que je voulais dire ou de ce que je savais… »

Dur de gagner sa vie en faisant du reportage de guerre quand on est photographe : « Personne, écrit Patrick Robert, ne s’est enrichi en couvrant les guerres. D’ailleurs si la presse écrite gagnait autant d’argent avec la misère du monde, elle ne serait pas dans l’état de déréliction auquel elle se trouve… »

Somalie 1993 : famine à Baidoa. Photo Ph Rochot

Patrick Robert aime à démonter le comportement des puissants de ce monde, à commencer par l’Amérique qui dans un premier temps en 1992, réussit l’opération « Restore Hope » destinée à lutter contre la famine, mais finira par s’embourber dans le conflit somalien avec l’opération « ONUSOM 2 » destinée à rétablir un pouvoir politique et des institutions. La guérilla menée contre l’ONU par le général Aidid a fait échouer l’opération. 

Dans la guerre du golfe de 1991, puis dans l’intervention destinée à déboulonner Saddam Hussein en 2004, l’auteur fait un portrait sans complaisance de l’attitude arrogante de l’armée américaine : « le comportement de soldats américains semble plus inspiré par le délire frénétique des jeux vidéos et l’héroïsme de fiction du cinéma hollywoodien que par le sens des responsabilités démesurées qu’exige le pouvoir de porter une arme. Pourtant ils proclament agir au nom du droit et de la démocratie. »

L’auteur évoque ses coups de chance sur l’événement quand il trouve les bonnes combines pour rejoindre les réfugiés kurdes fuyant la vengeance de Saddam Hussein ou quand il part avec l’armée tchadienne au Mali et contourne ainsi les restrictions imposées aux journalistes par l’armée française pour accéder aux régions tenues par les djihadistes.

Patrick Robert cite aussi la malchance quand il réussit en Afghanistan à s’intégrer aux colonnes de combattants de l’Alliance du Nord partis prendre Kaboul et que les journalistes qui attendaient aux environs de la capitale profitent de la débâcle des talibans pour entrer dans la ville : « Le 13 novembre 2001, les talibans abandonnèrent Kaboul sans combattre et tous les journalistes qui étaient à ses portes purent entrer en ville et prendre des photos sans les talibans qui l’occupaient depuis six ans. Time (la revue américaine pour laquelle il travaillait) déprogramma mes pages sur l’offensive terrestre et les combats d’artillerie dans les tranchées pour les remplacer par des photos sans intérêt de Kaboul « libérée » comme celles d’hommes se faisant tailler la barbe. »

Afghanistan 2001: traque de Ben Laden par les combattants de l’Alliance du Nord. Photo Ph Rochot.

Récits de guerre, de douleurs, de tragédies vécues et observées, le photo reporter n’en sort pas toujours indemne et Patrick Robert le reconnait : « Le photographe aspire comme une éponge toute la souffrance du monde. S’il ne se protège pas en prenant un peu de hauteur, de distance, il pourrait succomber au syndrome post-traumatique ou bien basculer dans un militantisme humanitaire qui n’est pas son métier… »

En fin d’ouvrage l’auteur fait un bilan de l’évolution du photoreportage à l’heure du numérique. Et il n’est pas brillant. C’est la fin d’un système qui a fonctionné pendant plusieurs décennies et fait le bonheur des photographes, des agences et des lecteurs. C’est aujourd’hui fini.

« A l’arrivée du numérique dans les années 2000, les annonceurs ont détourné leurs budgets vers les sites internet et les réseaux sociaux… Aujourd’hui la plupart des photos que vous voyez dans la presse sont faites par des hotographes du pays : irakiens en Irak, Afghans en afghanistan… Ils travaillent pour notre presse mais avec un salaire local, très loin du SMIC français. »

Faire du reportage dans l’hexagone est même devenu de plus en plus problématique en raison du poids exercé par les règles du droit à l’image : « Faire des photos en France, pays de l’invention de la photographie et des plus grands photographes de la vie quotidienne est soit interdit, soit soumis à autorisation. »

Le témoignage de Patrick Robert est aujourd’hui d’autant plus précieux qu’il marque la fin d’une époque, celle que certains ont pu appeler l’âge d’or du photojournalisme.

Philippe Rochot

3 réflexions sur “ « Chaque heure compte, la dernière tue » : bonheurs et malheurs du photoreportage. Regards sur le livre de Patrick Robert.

  1. Le livre de Patrick Robert permet de faire un zoom arrière sur les 40 dernières années de guerres un peu partout sur notre planète , c’est comme un cours d’histoire en avance rapide sur des conflits + ou – oubliés : le texte et les photos secouent beaucoup et qu’est ce que ça doit être pour le reporter photographe ! Ça Patrick Robert l’exprime sans détour , avec pudeur , avec indignation aussi et en soulignant les aberrations , les complaisances de plusieurs pays occidentaux ; c’est pour moi le grand apport de ce livre , un témoignage de grande valeur.

    J’aime

Laisser un commentaire