« La Fascination russe » : posture anti-américaine ? Naïveté ? Ignorance ? Trente ans de complaisance. Le livre d’Elsa Vidal.

Quand on entend dire sur une chaine d’information que tous les pays baltes ne sont pas encore dans l’OTAN (Luc Ferry sur LCI) et qu’on mesure la méconnaissance historique d’une bonne partie de notre classe politique et de nos « observateurs », il est rassurant de lire les ouvrages de ceux qui connaissent leur sujet. Le livre d’Elsa Vidal sur « La Fascination russe » en fait partie.

L’auteur analyse ici la complaisance dont nous avons fait preuve vis-à-vis de Moscou durant ces trente dernières années, autrement dit les années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique. La chute du mur de Berlin en 1989 n’a pas provoqué d’euphorie chez nos dirigeants mais plutôt la crainte de la déstabilisation. François Mitterrand, chef de l’Etat qui mit du temps à faire le voyage de Berlin déclarait à l’époque : « Il y a un risque de désordre dans l’empire soviétique. Ce désordre n’est pas préférable pour nous à l’ordre qui y régnait jusqu’ici ».

Ancienne base de missiles soviétiques en Lituanie. (c) Ph Rochot.

En 1991, écrit Elsa Vidal, « l’URSS était à l’heure de sa disparition, à la tête d’un arsenal terrifiant : 1054 missiles intercontinentaux et 4278 têtes nucléaires en 1990.»

Il fallait donc pour les occidentaux repenser leur stratégie et calmer le Kremlin en établissant par exemple des relations entre l’OTAN et la Fédération de Russie. Pareil rapprochement a volé en éclats dès 1994 avec la guerre de Tchétchénie. Et là, l’Europe n’a pas bougé. La France considérait cette guerre comme une affaire intérieure russe. Plus d’un « observateur » estime aujourd’hui que si nous avions réagi aux deux guerres de Tchétchénie, Poutine n’aurait pas tenté l’invasion de l’Ukraine.

Il y a chez nous une sorte de naïveté, une tendance à croire la parole du Kremlin, une volonté de « ne pas humilier la Russie ». C’est aussi une posture qui vise à s’opposer à la stratégie américaine en Europe en faisant preuve de complaisance et de tolérance vis-à-vis de Moscou.

Sculpture en hommage à la révolution russe de 1905. Riga, Lettonie. (c) Ph Rochot.

La France écrit l’auteur, évoque souvent « la menace que ferait planer notre allié américain sur notre souveraineté. Un allié trop souvent regardé comme le plus grand péril pour notre indépendance, alors que les dangers de la politique impérialiste de Vladimir Poutine, sont minimisés. » Cela n’a pas empêché Jacques Chirac de remettre la Légion d’honneur à Vladimir Poutine.

Les partisans de la politique de Moscou sont bien présents en France et ne s’en cachent pas.  « De Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, écrit Elsa Vital, nombreux sont ceux qui prônent l’indulgence avec Moscou, que cela soit pour s’auréoler d’une touche gaulliste ou néo gaulliste ou se poser en défenseurs de l’indépendance ou de la souveraineté de la France face aux dangers états-uniens. »

Nos spécialistes de la Russie tombent facilement dans le panneau. Ainsi le journaliste Renaud Girard, pilier de la rédaction du Figaro, écrit-il dans l’édition du 17 janvier 2022 un article intitulé : « Vladimir Poutine n’envahira pas l’Ukraine. »

Hélène Carrère d’Encausse, dont la connaissance du monde soviétique nous a permis de découvrir avec passion l’Empire éclaté, affirmait dans Le Point du 8 février 2022 : « Poutine n’envahira pas l’Ukraine, car la Russie y perdrait beaucoup ». Or notre académicienne, décédée en 2023, exerçait dit-on une certaine influence sur la politique de la France. 

Narva: frontière entre Russie et Estonie. (c) Ph Rochot.

Elsa Vidal retient de même qu’un ancien patron des Renseignements intérieurs français disait un an après le début de la guerre d’Ukraine que la Russie était tombée dans un « guet-apens américain ».

Le Centre français de Recherche sur le Renseignement utilise carrément les éléments de langage du Kremlin dans ses analyses. Son patron décrit ainsi la situation quelques jours avant l’intervention russe en Ukraine de février 2022 : « Nous sommes confrontés à un scénario médiatique concocté de toute pièce à Washington, qui rappelle celui ayant légitimé l’invasion de l’Irak en 2003, dans le but de pousser Moscou à la faute, de mobiliser les Européens derrière les Etats-Unis et l’OTAN et de faire diversion des problèmes internes que connaissent le président américain et le premier ministre britannique ».

Le magazine Challenge a publié une enquête sur les militaires pro-russes en France. Il évoque le cas d’un gradé, piégé lors d’un rendez-vous avec un espion russe sur les bords du lac Majeur en Italie. Il aurait livré des documents confidentiels. Profil typique : russophile, russophone et catholique fervent.

Le sentiment pro-russe serait surtout répandu dans l’armée de terre. L’exemple typique est le conflit dans l’ex-Yougoslavie où des généraux français ont manifesté un fort attachement aux Serbes, penchant hérité de la Première Guerre mondiale et un certain mépris pour les combattants bosniaques soutenus par les Américains.

Le cas de Pierre de Gaulle, petit-fils du général est également frappant : « le 16 novembre 2023, ce dernier a parachevé sa mutation en confirmant qu’il avait demandé la nationalité russe et qu’il serait honoré si sa demande était acceptée » note Elsa Vidal. Il justifie sa démarche en disant à un journaliste russe qu’il est heureux de constater que « vous vous battez pour les valeurs traditionnelles », la famille, la spiritualité, toutes ces valeurs qui ont disparu dans les pays occidentaux ».

Le fait que Poutine veuille retourner aux valeurs traditionnelles rencontre des échos positifs en France dans les milieux conservateurs. « Une partie de sa stratégie consiste à s’appuyer sur l’Eglise orthodoxe avec sa philosophie et son organisation conservatrice… Dans chaque région, l’Eglise offre des structures permettant à M Poutine de diffuser les idées qu’il veut aujourd’hui promouvoir… La rhétorique des valeurs traditionnelles s’inscrit dans la stratégie de déstabilisation des régimes démocratiques des autorités russes. »

Berlin, Treptow : mémorial au soldat soviétique. (c) Ph Rochot.

Il existe pour cela un symbole en plein cœur de Paris : le Centre culturel russe dont le but est de « promouvoir la spiritualité orthodoxe et la richesse de la culture russe. » L’auteure de « La fascination russe » y voit aussi une autre fonction : « Le Centre culturel russe est à portée d’écoute de Matignon, de l’Elysée et des logements de fonction des conseillers du président de la République. Ce centre soutient la montée en puissance de l’Eglise orthodoxe rattachée à Moscou qui voit en Vladimir Poutine son protecteur. »

Paris et le Centre culturel russe chargé de promouvoir la spiritualité orthodoxe. (c) Ph Rochot.

Dans ces conditions comment nos dirigeants peuvent ils appréhender la politique du Kremlin ? Elsa Vidal fait la remarque : « La fascination pour la Russie parmi nos élites a fait et continue de faire obstacle à notre lucidité ».

Sans doute faut-il changer de logiciel pour analyser l’attitude actuelle de la Russie, cesser l’approche « guerre froide » et « équilibre de la terreur » qui a caractérisé jusque là notre regard sur la Russie et l’URSS. Plus grave, il convient à présent d’y ajouter la dimension chinoise comme le signale Elsa Vidal :

« Nombre de nos dirigeants n’ont pas voulu et ne veulent pas voir la Russie pour ce qu’elle est. Et ils ne posent presque jamais la question des conséquences d’un monde dominé ou partiellement dominé par le couple Russie Chine sur nos vies et nos libertés. »

Et puisque le général de Gaulle reste une référence pour la gauche et la droite on pourra tirer la leçon de cette citation de l’homme de la France libre, rapportée dans « La Fascination russe » : « les puissances occidentales n’ont pas de meilleur moyen pour servir la paix du monde que de rester droites et fermes ».

Philippe Rochot

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