« Le Saut vers la liberté » de Patrice Romedenne… A Berlin, avec l’homme de la photo.

Il est des hommes et des femmes dont le destin est à jamais éternisé par une image. On pense au manifestant de Tiananmen faisant face à une colonne de blindés de l’armée chinoise durant le soulèvement de 1989 ou à la fillette dénudée fuyant les bombardements au napalm lors de la guerre du Vietnam en 1972. On pense aussi à ce soldat est-allemand sautant les barbelés qui coupent en deux la ville de Berlin à l’été 1961 au début de la construction du mur de la honte.

Mur de Berlin à la Bernauerstrasse. (c) Ph Rochot.

C’est à cet homme, Conrad Shumann, que le journaliste Patrice Romedenne, ancien correspondant de France Télévisions à Berlin, consacre un récit au plus proche de la réalité, après avoir retrouvé son itinéraire, pas forcément glorieux.

Savait-on que Conrad Shumann, sous-officier dans la « volkspolizei », la police du peuple, avait pour mission de traquer les fugitifs est-allemands qui tentaient de passer à l’ouest par le métro de Berlin ? Il interpelle ces familles qui ont bourré quelques vêtements dans leurs valises avant d’abandonner le paradis socialiste, il soutient le regard des enfants qui s’accrochent sans comprendre au bras de leur mère, traque les passagers pour débusquer les candidats à l’exil, les ficher, les interroger.

Shumann sera confronté à des drames humains qui détermineront sans doute son attitude : prendre à son tour la fuite vers l’ouest, faire lui aussi « le saut vers la liberté ». Il dira plus tard à la police d’Allemagne fédérale : « Je refusais de tirer sur des citoyens allemands ».

Hommage aux fugitifs est-allemands, abattus par la « police du peuple », alors qu’ils tentaient de franchir le mur de Berlin. (c) Ph Rochot.

Son acte n’est guère prémédité : un coup de tête ou plutôt un coup de sang. Il n’a que 19 ans. Il prend la décision en quelques minutes alors qu’il patrouille avec deux autres vopos le long de la ligne de démarcation dessinée par un vaste réseau de barbelés.

Son geste n’aurait fait l’objet que de quelques lignes dans les journaux de l’ouest si un photographe, un jeune stagiaire d’une petite agence de Hambourg n’avait saisi à l’image ce passage à l’acte tellement symbolique de la guerre froide. Il se nomme Peter Leibing, possède un appareil Exacta équipé d’un 200 mm.  Sa photo est parfaite, bien cadrée, nette et traduit le mouvement à la perfection. Elle fera le tour du monde, ou du moins du monde occidental et servira de propagande efficace aux puissances de l’ouest.

Si on peut prouver par l’image que la police des frontières est-allemande choisit aussi la liberté en franchissant la ligne de démarcation, alors le régime communiste de RDA est condamné. La photo est vite récupérée par le « Bild », journal populaire et populiste du groupe Axel Springer… Plus tard le négatif sera mis aux enchères mais le jeune stagiaire ne touchera pas un mark.

Matin calme au mur de Berlin: 1989. (c) Ph Rochot.

Conrad Shumann a-t-il trouvé la liberté en réalisant ce saut historique ? Pas vraiment. L’homme se sait traqué, poursuivi, surveillé par la police politique d’Allemagne de l’est, infiltrée à l’ouest. La Stasi fait tout pour le faire rentrer au pays en faisant pression sur sa famille. Son père obtient ainsi la permission de lui rendre visite à l’ouest mais c’est une manœuvre grossière pour le forcer à rentrer au pays. Un retour volontaire lui coûterait 15 ans de prison et un retour forcé le conduirait à la peine de mort. Il le sait. Shumann ne veut pas faire de vagues et rejette l’image iconique dont il est l’objet. Il veut se faire oublier, adopter un profil bas mais à chaque anniversaire de la construction du mur il est sollicité par la presse. Il se retrouve même un jour aux côtés du jeune photographe lors d’une émission de téléréalité. Les deux hommes vont nouer une profonde amitié.

La chute du mur de Berlin en novembre 1989 aurait pu rassurer Conrad, lui redonner confiance, lui ouvrir les portes d’une nouvelle vie. Il n’en a rien été. De retour dans son village natal de Saxe, il est considéré comme un traitre par les habitants dont une bonne partie avait sans doute collaboré avec la Stasi. Il ne reviendra pas vivre dans l’ex RDA. Il se donnera la mort en 1998 à l’âge de 56 ans.

Visiteurs à Check Point Charlie: 1990. (c) Ph Rochot.

En parlant du photographe qui a éternisé sa fuite à l’ouest, Conrad Shumann aurait écrit : « Il a appuyé sur le déclencheur au bon moment quand j’étais dans le champ. Et depuis je n’ai jamais atterri. Je suis resté toute ma vie suspendu au-dessus de ces putains de barbelés… »

Au-delà de l’histoire d’un fugitif hors du commun, le roman de Patrice Romedenne restitue fidèlement l’ambiance qui régnait à Berlin lors de cette parenthèse de 28 ans que représenta la construction du mur. Ce livre apporte aussi un témoignage sur ce que fut la vie en République démocratique allemande qui poussa des dizaines de milliers de citoyens de ce pays aujourd’hui disparu, à faire eux aussi le saut vers la liberté.

Philippe Rochot

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