Ukraine : journal d’une vie de Boris Mikhaïlov. (Maison Européenne de la Photo)

Un homme qui emprunte l’appareil photo de son entreprise pour photographier sa femme ne peut pas être mauvais. On pense à cela en apprenant que Boris Mikhailov, artiste ukrainien qui a grandi dans l’ex URSS, a commencé sa carrière en réalisant des portraits de son épouse qu’il développait sur son lieu de travail, avec le matériel de l’usine… Pareille offense lui valut d’être licencié mais plutôt que de rechercher un emploi, il a persévéré dans la photographie.

Série « danse » : 1978.

Le résultat se voit aujourd’hui à la Maison Européenne de la Photo jusqu’au 15 janvier. Quelque 800 de ses œuvres y résument son parcours au quotidien, depuis l’époque où l’Ukraine faisait encore partie du bloc soviétique jusqu’à la révolte de la place Maïdan à Kiev en novembre 2013.

Série « Red » : le rouge, qui marque le régime communiste et la révolution.

Boris Mikhaïlov utilise la dérision, l’ironie, l’humour pour faire le portrait de cette société qui vit sous l’emprise du régime soviétique et où la simple photo de rue est devenue suspecte. L’auteur sera arrêté à plusieurs reprises, accusé d’espionnage par le KGB, ce qui ne changera pas sa volonté de témoigner à sa manière sur la société dans laquelle il vit : « Le travail d’un photographe est de toujours trouver cette frontière subtile et vague entre le permis et l’interdit. Cette frontière est en constante évolution, comme la vie ».

Cette difficulté à capturer des scènes de vie apparait volontairement dans son travail. Par dérision, il aime réaliser des images pauvres, faiblement contrastées, floues, imparfaites, tirées grossièrement sur des papiers bon marché.

Il choisit même de vieux cahiers d’écolier jaunis, tachés, pour présenter la vie des habitants de Kharkiv, sa ville natale. Il colle des images au dos d’une thèse universitaire inachevée et gribouille ses impressions en marge. L’humour et l’ironie restent pour lui une forme de résistance qui l’aidera à traverser les épreuves de la vie.

La couleur des images peut parfois surprendre, comme la dominante bleue qui apparait dans certaines séries. « Le bleu incarne pour moi la couleur du blocus, de la famine, de la guerre… Je me rappelle encore des bombardements, des sirènes hurlantes et des projecteurs dans un ciel splendide de couleur bleu marine. »

Et puis il y a le rouge bien sûr, la couleur du parti, du drapeau, celle du communisme et de la révolution. Boris Mikhaïlov y ajoute un détail : « Le mot russe pour rouge comporte la même racine que celle du mot beauté. » Ce qui nous vaut une série de photos à dominante rouge, une couleur qui s’impose dans le quotidien du monde soviétique.

Autoportrait en soldat soviétique avec décorations ukrainiennes.

L’auteur utilise aussi le noir et blanc pour se mettre en scène dans une dizaine d’autoportraits où il apparait nu afin de tourner en ridicule les mots d’ordre véhiculés par le régime soviétique.

Une série est consacrée aux sans-abris, avec des photos qui dépassent trois mètres de hauteur représentant des sexagénaires à moitié nus qui montrent leurs plaies. Ce sont les victimes de la nouvelle société capitaliste qui a bouleversé la société soviétique et dont les fantômes apparaissent dans les rues de Kharviv : « Je les ai d’abord photographiés comme s’ils étaient en chemin vers la chambre à gaz, mis à nu sans défense ; leurs corps blessés trahissaient l’étendue de leur souffrance ».

Et puis il y a ce grand mur consacré aux photos des baignades des Ukrainiens dans le lac salé de Sloviansk dans le Donbass, aujourd’hui occupé par l’armée russe. Dans les années 80, les Ukrainiens venaient s’y reposer, nager ; aujourd’hui les usines alentour y déversent leurs déchets mais les baignades ont continué jusqu’à la guerre actuelle. Une guerre dont Mikhaïlov a photographié les prémisses avec la révolte de la place Maïdan à Kiev. Le 21 novembre 2013, le président Viktor Ianoukovitch rejetait l’accord d’association avec l’Union européenne et la population se rassemblait place de l’Indépendance dans le chaos et la violence.

L’auteur traduit la scène à la fois par une grande fresque et par une série de petites images difficilement lisibles. Mais le but de l’exposition est aussi de montrer la diversité du travail de Boris Mikhaïlov, entre petits et grands format, tirages négligés, couleurs accentuées, autoportraits ironiques, thèmes graves et dérision, autant d’aspects de son œuvre qui lui valent son succès et sa réputation internationale.

Philippe Rochot

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