« Prophète en son pays »: Gilles Kepel. Le parcours d’obstacles d’un chercheur lucide sur l’évolution du monde musulman… Philippe Rochot.

Gilles Kepel est aujourd’hui l’écrivain qui, par ses connaissances et ses écrits, a prévu de longue date la vague djihadiste qui devait déferler sur l’Orient et l’Europe. Il en a même trouvé les racines… Pareille prophétie ne lui a pas toujours apporté la reconnaissance méritée, suscitant jalousie, scepticisme, méfiance, mépris. C’est un peu son parcours d’obstacles qu’il raconte dans « Prophète en son pays ».

Gilles Kepel fut l’un des premiers chercheurs à identifier et étudier les mouvements islamistes avec sa thèse intitulée « Le Prophète et Pharaon », écrite lors de son séjour dans la ville égyptienne d’Assiout dès la fin des années 1970. La cité abritait alors le centre de l’islamisme militant qui fit parler de lui le 6 octobre 1981 avec l’assassinat du président Anouar El Sadate. Aux yeux des intégristes, le successeur de Nasser avait commis le crime de tenter le voyage de la paix à Jérusalem et de parler réconciliation avec l’état hébreu, par un discours à la Knesset, le parlement israélien.

Anouar El Sadate à la tribune de commémoration de la guerre du Kippour où il sera assassiné le 6 octobre 1981. En compagnie de Yasser Arafat. (Photo Ph Rochot)

Dans les jours qui ont suivi cet assassinat en pleine commémoration de la guerre du Kippour, Kepel vit déferler sur l’Egypte des contingents de chercheurs, d’universitaires, de journalistes, de spécialistes auto-proclamés venus expliquer les métamorphoses du monde musulman et la dérive intégriste. « Mon objet de recherche écrit Kepel, déconsidéré et obscur, soudain enrichi d’une masse inédite de données était devenu le centre d’intérêt de la planète entière. »

Mais la connaissance de l’auteur de cette thèse sur les « mouvements islamistes dans l’Egypte contemporaine » ne fut pas pour autant reconnue dans les milieux diplomatiques. « Quant aux agents de l’ambassade raconte Gilles Kepel, il leur était inacceptable qu’un électron libre de 25 ans imaginât connaître un objet politique dont le seul Quai d’Orsay avait le droit de décréter la réalité et évaluer les effets éventuels. »

Et c’est bien là que le bât blesse. Kepel est loin d’être prophète en son pays à cette époque. Il ne cessera de dénoncer la méconnaissance du terrain qu’ont ceux qui nous gouvernent et « la prolétarisation du monde de la recherche ». Ses analyses se sont heurtées régulièrement aux idéologies dominantes à l’Université, du tiers-mondisme d’hier à l’islamo-gauchisme et au wokisme d’aujourd’hui, ce qu’il appelle « les postures idéologiques qui menacent la connaissance ».

La population égyptienne des années 1970, telle que la rencontra Gilles Kepel. (c) Ph Rochot.

L’homme ne s’est pourtant jamais découragé. « Prophète en son pays » qui doit être son vingtième ouvrage, se situe entre l’histoire et la mémoire. C’est un peu le récit de ce parcours d’obstacles qui l’a conduit à cette réalité et à cette vérité sur l’évolution et les dérives de l’islam d’aujourd’hui. L’ouvrage est riche en anecdotes. L’humour et la dérision ne sont jamais absents.

En 2016, Gilles Kepel est condamné à mort par la fatwa d’un djihadiste, ce qui lui vaudra d’être placé pendant 17 mois sous protection policière. Il raconte avec le sourire cet épisode de sa vie de chercheur et d’écrivain mais il s’étonne au passage de voir que les milieux universitaires, politiques et médiatiques ne se sont guère mobilisés pour assurer sa défense, sa protection et plaider sa cause.

Paris: hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015.

Kepel dérange. Il va même jusqu’à nous dire en plaisantant dans une conférence à l’Institut du Monde arabe qui rassemble au moins 300 personnes que certains se seraient bien accommodés de sa disparition. La preuve : aujourd’hui son programme d’études de master « Moyen-Orient Méditerranée » n’est plus proposé à l’inscription sur le site de l’École normale supérieure. « Autant le sommet de l’État avait réussi à articuler en termes politiques une perception en temps réel des défis posés par l’offensive islamiste et ses mutations sanglantes en 2020, souligne-t-il, autant les institutions pâtissaient de décennies de déshérence, dans le domaine auquel j’avais consacré ma vie de professeur.»

Gilles Kepel et la présentation de son livre « Prophète en son pays », à l’Institut du Monde Arabe.

Le comble surviendra pour une mission d’analyse au Moyen-Orient demandée par le gouvernement au début du mandat de François Hollande. Le premier ministre Manuel Vals n’y jeta pas un œil alors que la France en janvier 2015 entrait dans une nouvelle période d’attentats.

C’est donc l’ignorance qui aurait permis les attaques contre Charlie Hebdo ou le Bataclan ; une sorte d’inertie, un refus de voir la réalité dans une France déconnectée. Cette forme de négationnisme a conduit par exemple les autorités politiques à présenter Mohamed Merah, auteur des tueries de mars 2012 dans la région de Toulouse avec l’assassinat de sept personnes, dont trois enfants juifs, comme un « loup solitaire ».

Police et services de renseignements estimaient ainsi qu’il ne représentait que lui-même, ce qui écartait toute menace future dès l’instant où l’homme avait été éliminé par les gens du RAID. Et Gilles Kepel d’écrire : « Les monstres djihadistes des années 2010 et 2020 ont été engendrés par un « sommeil de la raison » qui dure depuis le dernier quart du 20ème siècle. »

Paris : hommage aux victimes des attentats de 2015. (c) Ph Rochot.

Mais comment la France a-t-elle pu produire pareils monstres ? Le terrain fertile qui donna naissance aux auteurs de l’attentat de Charlie, de l’Hyper Casher et du Bataclan, puis aux candidats du djihad, Gilles Kepel l’explique par « la survenue dans la société française d’adolescents d’origine maghrébine ou subsaharienne vivant en fratries nombreuses dans les HLM des quartiers populaires et dont les pères son massivement touchés par le chômage, depuis l’augmentation des prix du pétrole après la guerre israélo-arabe d’octobre 1973. »

Certaines versions, explications et interprétations que Kepel donne des événements qui ont secoué le monde arabo-musulman durant ces dernières décennies peuvent laisser sceptique. Quand il explique par exemple que la fatwa de Khomeiny (leader chiite) contre Salman Rushdie en février 1989 était destinée à masquer la « victoire » des musulmans afghans (sunnites) qui venaient de bouter les Soviétiques hors du pays, on est en droit de douter de cette version des faits. Rushdie lui-même n’a pas l’air d’y croire. Les médias de l’époque ont plus souvent insisté sur le retrait de l’armée rouge d’Afghanistan que sur la fatwa contre Rushdie, le public français ignorant tout des Versets sataniques et de son auteur.

Mais les analyses de Gilles Kepel restent pertinentes, justes, étayées, celles d’un connaisseur arabisant, homme de terrain. Il estime pourtant que par ses recherches, ses théories, ses versions des événements il est devenu « interdit d’enseignement ».

Alors ironiquement l’auteur finit par se ranger à la véritable citation qui vient bousculer le titre de son ouvrage :  « Nul n’est prophète en son pays »…

Philippe Rochot

3 réflexions sur “« Prophète en son pays »: Gilles Kepel. Le parcours d’obstacles d’un chercheur lucide sur l’évolution du monde musulman… Philippe Rochot.

  1. Merci Philippe pour ce nouveau reportage. L’histoire des pays et les guerres sont une éternelle continuation . Mais comment la France a-t-elle pu produire pareils monstres ? Le terrain fertile qui donna naissance aux auteurs de l’attentat de Charlie, de l’Hyper Casher et du Bataclan, puis aux candidats du djihad, Gilles Kepel l’explique par « la survenue dans la société française d’adolescents d’origine maghrébine ou subsaharienne vivant en fratries nombreuses dans les HLM des quartiers populaires et dont les pères son massivement touchés par le chômage, depuis l’augmentation des prix du pétrole après la guerre israélo-arabe d’octobre 1973. »
    La FRANCE elle aussi vit des tragédies entre les groupes rivaux pour de la drogue. Tout a basculé dans la pauvreté, le manque de respect : les forces de police et gendarmes ainsi que les pompiers ne peuvent plus faire leur travail sans être sans cesse agressés. Des jeunes qui font l’objet de refus d’obtempérer devient un combat encore plus difficile, comment peuvent-ils se protéger sans être poursuivis par la Justice.
    Merci Philippe, c’est toujours un agréable moment de lire ces reportages.
    Amicalement
    Danielle LAGIER

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  2. Gilles KEPEL est unhomme précieux qui sait voir et expliquer les dures situations en ce moment. Combien de pays vivent sous la guerre. Comment fêter Noël quand on sait que la guerre est proche de notre porte. L’UKRAINE a du mal à faire face à POUTINE, assassin. Mais que dire de l’autre guerre d’ISRAEL et de la PALESTINE. QUAND NETENYAOU arrêtera ses crimes. Pourquoi les USA ne veulent pas parler de trève??? Ont-ils tant d’intérêt à protéger ce Premier Ministre qui ne pourra jamais en finir avec le HAMAS. Les Palistiniens vivent dans un état de catastrophes humaines. Tout cela doit s’arrêter. Mais nous devons continuer à AIDER L’UKRAINE, sinon POUTINE sera à nos portes. LA PAIX SEULEMENT ET UNIQUEMENT LA PAIX

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