Afghanistan : « Murmures de guerre ». Parcours d’un chef afghan dans l’occupation soviétique. Le récit de Masood Khalili… Ph Rochot.

Le simple récit d’un chef afghan parti à pied du Pakistan pour rejoindre le commandant Massoud dans la vallée du Panjshir en Afghanistan peut-il à lui seul constituer la trame d’un livre ? La réponse est oui, surtout quand il s’agit d’un combattant de la trempe de Masood Khalili, fils d’un grand poète afghan, résistant de la première heure, homme de sagesse et de foi.
Sa mission est d’aller à la rencontre d’Ahmed Shah Massoud, le « lion du Panjshir » pour coordonner avec lui la résistance à l’occupation soviétique. Nous somme en 1986. Voilà déjà six ans que plus de cent mille soldats de l’Armée rouge occupent l’Afghanistan. Routes barrées, contrôlées, bombardées, villages rasés, tortures et exécutions. Le seul moyen pour gagner la province lointaine du Badakhshan est la marche à pied depuis le Pakistan par les chemins du maquis que les moudjahidines ont tracé et qu’ils empruntent régulièrement pour alimenter le front en armes, munitions, vivres.


Montagnes d’Afghanistan: des cols à plus de 5000 mètres d’altitude…

Ces chemins, les humanitaires étrangers et les journalistes qui ont couvert l’Afghanistan les connaissent. Ce sont ces pistes qui serpentent dans les montagnes, franchissent des cols à plus de 5000 mètres, traversent des rivières en crue, plongent dans des abîmes sans fin. Pareil voyage est éprouvant mais nous aide à mieux pénétrer le pays, à comprendre les rigueurs de la vie des afghans, à mieux connaître leur mentalité, leurs lois, leurs coutumes, leur comportement. Les longs chemins du maquis sont une épreuve pour tous, afghans ou étrangers mais une sorte de baptême du risque sans lequel il ne serait pas possible de se mesurer aux défis de l’Afghanistan, connaître ses richesses profondes, ses drames, ses beautés.
Quand c’est un Afghan qui raconte son périple à travers son propre pays, on est donc doublement à l’écoute. Masood Khalili a choisi d’écrire sous la forme de lettres à sa femme réfugiée au Pakistan avec ses deux enfants. Il décrit tel un poète la nature qui l’entoure dans cette marche forcée vers les provinces extrêmes du nord de l’Afghanistan :

« J’étais submergé par la beauté de la montagne, les rochers et les pierres, les falaises, les pistes, les torrents encaissés, les fins nuages d’argent, la rivière, les fleurs vierges et sauvages, les oiseaux chanteurs aux mille couleurs, les chênes et les cèdres vénérables, le doux parfum des herbes sauvages, le lever de soleil sur les champs de maïs, le vent glacé de minuit, la brise caressante de l’aube, les pauvres vieilles cabanes, les ânes et les chevaux, les femmes voilées de noir portant enfants ou chats dans des paniers en peau de chèvre et surtout les partisans pleins d’espoirs marchant vers la victoire. Tout cela créait un spectacle incroyable pour les sens. Qu’attendre d’autre de Dieu. Il nous a donné un univers magnifique. Il dépend de nous d’en faire un paradis ou un enfer, un espoir pour nos cœurs ou une corde pour nous pendre. »


En Afghanistan, la durée des voyages à pied ne se compte pas en heures mais en jours et en semaines. Une autre caravane part en même temps que lui pour la région de Faryab et Masood Khalili demande au guide :

« Votre trajet va vous prendre entre cinquante et soixante jours, avez-vous des médicaments en cas d’urgence ? Oui nous avons Dieu et quelques aspirines Bayer. »
Les rencontres de Masood Khalili tout au long de son chemin vers le repère du commandant Massoud ont quelque chose d’irréel, comme ce dialogue avec un groupe d’Arabes fanatisés, engagés aux côtés d’un chef religieux dans la province du Nouristan et qui s’inquiètent de la présence de deux journalistes étrangers dans la caravane :

« Les Arabes m’ont posé des questions du genre : pourquoi avez-vous permis à des non-croyants d’entrer en Afghanistan ? Pourquoi vont-ils rencontrer le commandant Massoud ? Pourquoi le commandant Massoud est-il en contact avec des incroyants ? Avez-vous des papiers, à quel parti politique appartenez-vous ?… J’ai réalisé soudain qu’ils devaient être des salafistes venus se joindre au Maulavi Afzal qui suit la même tendance qu’eux. »
Il faut citer aussi des rencontres avec de vieux sages croisés dans des villages perdus qui font preuve d’une philosophie de la vie qui doit nous servir d’exemple, comme ce vieillard parlant de la pluie :

« La pluie est la miséricorde de Dieu, elle est comme les larmes de Jacob versées par amour pour son fils Joseph. Elle est notre amie du berceau à la tombe. »

Moudjahidines et combattants du commandant Massoud. Montagnes de Tora Bora: 2001.

On pourrait de même citer cette entrevue avec le mollah Samad que Masood Khalili décrit ainsi :

« Cet homme est un partisan du droit des femmes autres que la sienne… Il croit que ceux qui ne traitent pas bien leurs femmes iront droit en enfer. Il est persuadé que lors du jugement dernier, Dieu nous questionnera d’abord sur nos relations à nos mères, nos femmes, nos sœurs et à toutes les autres femmes. »

Etonnante rencontre aussi avec ce garçon qui a cassé ses lunettes et part à pied pour le Pakistan trouver des verres adaptés à sa forte myopie. Réflexion de Masood Khalili :

« Dans toutes les provinces que j’ai traversées il n’y a pas un seul endroit où se procurer une paire de lunettes. Quelle vie misérable. Lorsqu’un habitant en a besoin il lui faut franchir tous ces cols de haute-montagne pour se rendre à l’étranger. » Et souvent à quel prix.

Dans cet itinéraire à travers l’Afghanistan occupé, la guerre est partout présente : survol des Mig 21, bombardements des villages, débarquements de commandos dans les montagnes, dans les maquis, mais surtout intervention des redoutables hélicoptères MI24 contre les colonnes de réfugiés qui tentent de gagner le Pakistan pour fuir les combats et la répression des soldats de l’Armée rouge.

Au col de Cotal, à près de 4000 mètres d’altitude, Masood Khalili voit un jour s’approcher deux hélicos soviétiques :

« J’ai prié pour qu’ils ne prennent pas les réfugiés pour cible ; ils étaient si nombreux qu’ils n’auraient jamais pu se mettre à couvert… Puis quatre hélicos en formation sont apparus au loin ; ils ont attaqué en piquer… Ils volaient si bas que je pouvais voir les pilotes dans leurs cockpits… La première roquette a explosé faisant trembler le sol en un grondement fracassant… Impossible de décrire ce monde soudain changé en enfer. Un vieil homme saignait, le corps d’une jeune fille était dans un tel état que je n’ose pas te le décrire, un petit garçon blessé pleurait en perdant son sang. Quatre ou cinq femmes se frottaient le visage avec de la terre en sanglotant et en criant : pourquoi a-t-il fallu que cela nous arrive ? J’ai alors réalisé que sans radio, sans route, sans médecin, sans secours d’urgence et sans hôpital, il n’y avait pas grand-chose à faire pour les blessés. »


Mais les moudjahidines portent aussi des coups fatals aux Soviétiques en attaquant leurs garnisons. Masood Khalili raconte la prise des fortins de Farkhar tenus par l’armée rouge, les morts de part et d’autre, les prisonniers, les représailles…
Les épreuves endurées se lisent sur les visages. Masood Khalili dresse ainsi son propre portrait dans une lettre à son épouse après deux mois d’épreuves :

« Je suis devenu plus qu’affreux. La peau de mes joues et de mon nez a pelé, leur état est épouvantable. J’ai une blessure à la tête. Ma barbe est sale et pleine de toutes sortes de fragments, y compris des mouches mortes. Mes cheveux sont indescriptibles. Mes sourcils semblent deux fois plus épais à cause de la boue. Mes lèvres sont gonflées, mes yeux ressemblent à deux œufs noirs, mes cils sont collés en forme de toile d’araignée et mes oreilles font penser à des souris gelées. »

Kaboul, 1996.

Sa rencontre avec le chef de l’Alliance du nord, Ahmed Shah Massoud prend tout son sens quand on sait qu’il sera à ses côtés lors de l’attentat du 9 septembre 2001 qui coûtera la vie à ce chef de guerre en qui le monde avait placé ses espoirs. Khalili sera blessé lors de l’explosion de cette caméra piégée tenue par de faux journalistes mandatés par El Qaïda pour assassiner Massoud. Cet assassinat du « lion du Panjshir » devait donner le signal du déclenchement des attentats du 11 septembre 2001. Les partisans de Ben Laden voulaient éliminer Massoud avant cette date car ils savaient que le chef de guerre éliminerait le mouvement terroriste qui avait pris pied en Afghanistan.
Masood Khalili nous décrit un commandant Massoud attachant, réfléchi, charismatique, capable de fédérer tous les groupes afghans hostiles à la présence soviétique. Il le présente comme un farouche défenseur de l’indépendance de son pays, cherchant à ne plus dépendre de ce Pakistan devenu incontournable qui veut se servir de l’Afghanistan dans sa lutte contre son rival indien.

« Pour quelle raison Massoud est-il si respecté, soutenu et cru par ses hommes ? Je connaissais la seul réponse convaincante en cet instant, je le sentais au fond de mon cœur : il était fidèle, honnête et digne de confiance. Il parlait avec son cœur et influait directement sur la vie des gens de façon positive. »

(ci-contre, l’histoire du Cdt Massoud par Christophe de Ponfilly, ouvrage qui fait autorité)

Plus de vingt ans après le récit de Masood Khalili dans les maquis, les paysages de l’Afghanistan ont quelque peu changé. Les Soviétiques se sont retirés en 1989. La guerre civile qui a succédé à ce vide politique a achevé de ruiner le pays. L’intervention occidentale qui débuta fin 2001 après les attentats du 11 septembre a duré plus longtemps que l’occupation soviétique. Aujourd’hui encore plus de 5000 soldats américains sont sur place. L’argent de l’aide internationale a donné naissance à une classe moyenne, permis de construire des routes ou de développer le réseau électrique mais alimenté aussi la corruption des chefs de tribus. A présent de nouveaux acteurs internationaux interviennent comme la Chine et l’Iran. Si Masood Khalili devait répéter ce parcours à travers les anciens maquis il ne  reconnaîtrait pas son pays.

Philippe Rochot

Murmures de guerre/ Masood Khalili/ Editions Erick Bonnier/22€

2 réflexions sur “Afghanistan : « Murmures de guerre ». Parcours d’un chef afghan dans l’occupation soviétique. Le récit de Masood Khalili… Ph Rochot.

  1. Bonjour ,
    J’ai trouvé le livre dans les rayons d’une grande bibliothèque. J’ai commandé le livre de poèmes de son père.
    Immense récit, belle écriture. Des larmes, des sourires, beaucoup de belles phrases. Un livre d’une grande richesse historique et culturel.

    J’aime

Laisser un commentaire