« Oublier la nuit » de Jean-Paul Mari : le poids des maux chez les reporters de guerre. Ph Rochot.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a mobilisé plusieurs centaines de reporters, parfois expérimentés, parfois novices, tous motivés mais tous vulnérables, qui seront confrontés aux mêmes scènes d’horreur : bombardements de villages, exécutions sommaires, populations aux abris sans eau et sans nourriture, femmes et enfants sur les routes de l’exode. Autant de situations difficiles à chasser des mémoires. Le hasard a voulu que Jean-Paul Mari boucle son ouvrage « Oublier la nuit » quelques jours avant le début de cette guerre. S’il n’en fait pas mention, chaque situation décrite nous rappelle que la détresse humaine est le point commun de ces drames vécus et que le journaliste doit les affronter avant de pouvoir raconter : « Tout reporter est condamné à ouvrir les deux yeux » dit-il.

Jean-Paul Mari est né dans la guerre, celle d’Algérie, qui lui a volé la vie d’un père. Assassiné. De petits boulots en petits boulots pour faire vivre la famille il s’est finalement retrouvé dans la colonne des rapatriés après les accords d’Evian de 1962 et la fin de l’Algérie française.

« J’étais né dans la guerre écrit-il ; elle serait mon terrain d’enquête. Une sorte de frénésie allait me propulser tout autour du globe avec un appétit insatiable à la recherche perpétuelle des extrémités du monde. »

D’une profession de kiné dont il devine facilement les limites, il saura rebondir vers sa passion-vocation, celle de reporter de guerre.

Beyrouth : 1985. Bombardement des camps de Sabra Chatila. (c) Ph Rochot.

Des guerres, il en a traité et vécu, au point qu’elles ont envahi sa vie, son sommeil, ses rêves, brisé son repos sans jamais qu’il renonce, comme si son devoir était là : aller sur place et témoigner. On voit combien ces situations extrêmes ont bouleversé l’homme : « Les mauvais rêves je connais. Ils attendent de vous voir profondément endormi, font effraction par surprise dans votre cerveau terrifié et vous réveillent en transe : vaincu. »

« Oublier la nuit » traite une dizaine de situations vécues, aussi diverses que l’Amazonie après l’assassinat de Chico Mendès, défenseur de la forêt, la guerre du Liban et ses massacres, celle du Koweit et d’Irak, le génocide des Tutsis au Rwanda. Plus proche, on peut citer le combat contre la misère en France où l’auteur se met dans la peau d’un sans-abri ou encore son engagement au secours des migrants en méditerranée à bord de l’Aquarius. Dans tous les cas de figure des situations extrêmes, éprouvantes pour les victimes mais aussi pour les témoins.

Rwanda 1996 : retour d’exode. (c) Ph Rochot.

Jean-Paul Mari nous a laissé un film et un livre intitulés « Sans blessures apparentes » où il examine les traces que peut laisser l’insoutenable quand on est militaire, humanitaire ou journaliste. L’horreur s’accroche à la mémoire. Pour se libérer du poids des maux, il reconnait que l’écriture est salvatrice : « Ecrire, c’est aussi bruler vif, quand on a du mal à se débarrasser de ce qu’on a vu. Il peut parfois se passer plusieurs semaines entre un long reportage et sa publication. Attente interminable quand il faut porter en soi des images qui continuent à nous labourer de l’intérieur ».

Migrants à la frontière du Nigéria et du Bénin. 1983. (c) Ph Rochot.

Livrer son témoignage, le construire avec des mots, des phrases, des images permet souvent de se libérer de ces visions mortifères. Mais pas toujours. Le génocide au Rwanda colle encore à la peau de Jean-Paul Mari. Il écrit : « La nuit, j’y retourne encore parfois, malgré moi, pour affronter le regard glauque d’’un reptile dans son marigot, des mains noires et gluantes sur moi et des volets d’école fermés. La nuit j’ai hâte de me réveiller. »

En cette année 1994, celle du génocide des Tutsis au Rwanda, il est arrêté à un barrage de miliciens hutus qui menacent de l’exécuter. Il plonge à l’intérieur d’une voiture de passage qui le mettra hors de danger mais il garde en mémoire ces dizaines de mains accrochées à ses jambes qui cherchent à l’arracher du véhicule : « les mains accrochées à la portière m’ont suivi longtemps. Elles ne m’ont jamais quitté. »

Cambodge : 1982. L’après Khmers rouges. (c) Ph Rochot.

Cette obsession des mains qui veulent entraîner la victime vers la mort, on la retrouve dans son récit de reportage au Cambodge, quand il visite les champs de la mort où les Khmers rouges et adeptes de Pol Pot exécutaient leurs prisonniers. La terre aujourd’hui restitue les os, comme si elle ne voulait pas engloutir ces déchets humains. L’auteur y voit « des centaines de doigts fantômes qui essayent de vous agripper pour vous dire leur douleur, leur histoire ».

Jean-Paul Mari parle sans retenue du traumatisme de guerre, du « trauma » comme il dit, le décrivant ainsi : « c’est une blessure de l’âme provoquée par une balle invisible. Un risque du métier ». L’auteur de « Oublier la nuit » semble y voir une fatalité, une sorte de constat d’impuissance. Les guerres sont là et il faut faire avec : « Depuis les camps de concentration nazis jusqu’aux charniers du Rwanda, l’humanité n’a pas avancé d’un pouce…La guerre n’est pas un accident de l’histoire mais un état du monde » écrit-il.

Et cet état du monde il faut savoir l’observer, mais aussi s’en protéger. Et de citer Héraclite : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face ».

Philippe Rochot

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