L’un possède l’œil, l’autre la plume. L’un est Français, l’autre Algérien. Quand Raymond Depardon et Kamel Daoud associent leurs regards sur l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, la vie et l’histoire de ce pays prennent une autre dimension. L’exposition « Mon œil dans sa main » qui vient de s’ouvrir à l’Institut du Monde Arabe est le résultat de cet échange et de la confrontation de deux regards sur l’Algérie.

Visiteurs regardant l’image de Raymond Depardon, celle de deux occidentales et deux algériennes, deux mondes qui ne se rencontrent pas. Square Guynemer: 1961.
Depardon n’a que 19 ans quand il aborde les rivages de la ville blanche avec pour mission de couvrir pour l’agence Dalmas, la situation de cette terre en voie de décolonisation. C’est la période de négociation avec le FLN. Les Français font grise mine, l’OAS est active. Depardon nous montre ces initiales menaçantes sur les murs de la Casbah d’Alger qu’il a pu saisir avec méfiance.

Alger 1961. Sur les murs, la signature de l’OAS. (c) Raymond Depardon/ Magnum.
Car les photographes ne sont pas les bienvenus; les Français se sentent traqués, observés, menacés, trahis. « Si on te voyait avec un appareil photo, on cassait l’appareil raconte Depardon. Ils prenaient l’appareil par la lanière et au coin d’une rue, au coin du mur, ils le cassaient. J’ai vu ça. C’était les pieds-noirs bien sûr qui le faisaient, pas les Algérois. Donc pas de photos ».
Quand on photographie en Algérie, on rencontre déjà la méfiance des gens, avant même d’avoir porté l’appareil à l’œil. Les images de Depardon accentuent encore cette distance dans les scènes de rue. On sait qu’il ne veut pas s’imposer, déranger, s’approcher trop près de ses sujets. Mais qu’importe, il nous présente là des scènes de vie : pas de gros plans, des cadrages classiques sans recherche originale.

Alger 2019 : (c) Raymond Depardon / Agence Magnum.
Ce sont les mots de Kamel Daoud, toujours bien ciblés, qui donnent leur véritable dimension à ces photos, qui nous emportent ou nous plongent dans la réalité algérienne en s’appuyant sur ces témoignages visuels. Et c’est à cela que tient la réussite de la démarche de ces deux personnalités qui se sont liés d’amitié…
En 2019 quand Depardon revient à Alger et à Oran, il doit affronter une nouvelle fois la méfiance des gens vis-à-vis des Français que Kamel Daoud explique sans détour : « Pour nous les Algériens, tout Français est un pied-noir et tout étranger est français, même s’il est norvégien, japonais, il est français. Nous avons ce rapport qui n’est pas encore résolu avec l’autre. »

Une visiteuse photographie l’image d’un couple saisie par Depardon en 2019 à Alger.
Les gens demandent souvent à Depardon, non pas s’il est pied-noir, mais de façon plus pudique s’il a la nostalgie, s’il regrette en quelque sorte l’époque coloniale. Mais Depardon ne l’a pas. Il appartient à une famille de paysans de la vallée de la Saône qui n’avait rien à faire de la colonisation de l’Algérie.

Carte de presse et appareil photo Leica de Raymond Depardon pour sa couverture de l’Algérie en 1961.
Kamel Daoud n’était pas né en 1961 quand les accords d’Evian annonçaient la fin de la colonisation française et l’indépendance de l’Algérie. Et pourtant, ce passé lui colle à la peau, comme il colle encore à la peau de toute une jeunesse maintenue dans le culte de la mémoire. Kamel Daoud écrit : « Qu’est-ce que je ressens moi décolonisé quand je contemple une photo de cette époque, de ce passé qui sur injonction a été décrété contemporain pour toujours ? Qui suis-je dans ce miroir qui devrait me refléter et qui cependant m’efface pour toujours au présent. »
Raymond Depardon expose aussi des images peu connues, peu diffusées, celles des coulisses de la délégation du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) chargée de négocier les accords d’Evian. On y découvre un groupe d’hommes en cravate, décontractés qui sentent que la victoire est proche et résident dans une confortable villa suisse du canton de Genève.

La délégation du GPRA à la villa du Bois d’Avault à Bellevue, canton de Genève. Juin 1961. (c) Raymond Depardon / Magnum.
Pour Kamel Daoud, ces anciens combattants, héros de l’indépendance pèsent encore lourd dans la vie des générations d’Algériens et il le dit avec ses mots : « Les héros ne devraient jamais vivre longtemps. Sinon ils finissent par tuer les leurs. Le décolonisateur déteste le mouvement, l’alternance et la liberté. Il a conquis la liberté alors il s’arroge le droit de la définir. Les décolonisateurs quand ils ne sont pas morts ont souvent fait le malheur de leur pays ».
Kamel Daoud nous fait mesurer ce que représente cette quête inlassable d’une identité algérienne, la difficulté d’affronter le culte de la mémoire et ceux qui en sont les gardiens. Et il ajoute en évoquant les combattants du FLN : « Ces hommes sont morts. Ils sont héroïques mais moi je suis vivant. Je veux me souvenir de moi-même et pas seulement d’eux. Je voudrais tant qu’on parle d’autre chose… Je conclus un arrangement avec les accords d’Evian. Je renégocie le sens de la liberté. Messieurs, je vous remercie de votre sacrifice immense, votre geste, votre endurance, mais je veux être indépendant. Je veux que nous vivions la liberté, vous celle de mourir, moi celle de vivre »
Les textes de Kamel Daoud apparaissent tout au long de l’exposition, dans un format et une couleur pas facilement lisibles. En réalité, la démarche des deux hommes prend tout son relief dans le petit film d’échanges et de conversation, réalisé par Claudine Nougaret et illustré par les photos de Depardon. Je conseillerai plutôt au visiteur de commencer par là.
Philippe Rochot

Bonjour Philippe, merci de ce photo-expo-reportage 👍 et du conseil de fin.
Je vais y aller, c’est sympa elle dure jusqu’à mi- juillet.
J’espère que tu vas bien.
Ghislaine
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Merci Ghislaine, c’est sympa de lire mes papiers. Bonne visite à l’IMA. Mes amitiés Philippe
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Très juste et très fort.
(j’étais aussi jeune appelé en Algérie en 1961)
Merci à Philippe Rochot pour ses regards sur notre monde.
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J’y suis allé hier. J’étais à Alger en 1961. Je suis Algérois. Je venais d’avoir ma carte de presse au Journal d’Alger. C’est assez dire si les photos de Depardon me parlent. Entièrement d’accord avec ton commentaire. Il faut écouter/regarder la conversation entre Depardon et Daoud.
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