« Les filles de Romorantin » Un certain regard sur la France /Nassira el Moaddem.

« Elles sont nées dans la même ville; l’une est restée, l’autre est partie. C’est l’histoire de deux destins » nous dit le sous-titre du livre. Le récit des « filles de Romorantin » va pourtant bien au-delà du simple portrait croisé de deux femmes qui ont grandi dans cette petite ville de Sologne et choisi des horizons différents. L’ouvrage est avant tout un regard sur un coin de France oublié, délaissé, en chute libre, mais qui s’est réveillé il y a un peu plus d’un an à l’occasion du mouvement des gilets jaunes.

Romorantin pourrait bien être un microcosme de la situation dans nos provinces françaises. « Romo » écrit Nassira el Moaddem était une ville prospère : « Fin des années 1990, début des années 2000, Matra employait près de 3500 personnes dans ses usines de Sologne, sans compter les emplois induits, estimés à 8000 ». C’était la fierté des habitants, le symbole de la réussite. C’est là que la Renault Espace avait été créée. Pour répondre aux commandes, l’entreprise a recruté à tour de bras, notamment des immigrés venus du Maghreb, du Portugal, de Turquie. Mais brusquement tout s’est effondré : « Le 26 février 2003 la nouvelle est tombée, le site de Matra allait fermer ; l’annonce a été brutale et quatre mois plus tard c’était fait : un coup de poignard dans le dos. » Des familles où le père et la mère travaillaient à l’usine ont été précipitées dans le chômage et la précarité.
Le père de l’auteure faisait partie du lot mais a pu bénéficier d’une retraite anticipée. Ce père est un personnage essentiel dans sa vie. Elle le décrit comme « un papa cultivé, lettré qui n‘avait pas pu s’épanouir professionnellement, obligé de traverser la méditerranée pour serrer les boulons des voitures à l’atelier avec l’espoir de construire un avenir meilleur à ses enfants. »

Gilets RomorantinLes gilets jaunes à Romorantin (Capture écran Nlle République)

Nassira ne voyait pas son avenir à Romorantin. Par le travail et par le soutien familial, elle a gravi les étapes une à une, fait deux grandes écoles, Sciences Po, l’ESJ-Lille, est devenue journaliste dans les rédactions des grandes chaines de télévision, a dirigé le Bondy Blog, site d’actualité qui nous donne le pouls des banlieues, s’est instruite au Caire et à Istanbul. Mais elle est restée attachée à la ville qui l’a vue grandir. « Je suis un empilement d’identités, à la fois française, marocaine, fille d’Erasmus, provinciale, parisienne. Et surtout romorantinaise » écrit-elle.

Aujourd’hui pourtant Romo n’est plus ce qu’elle était. Quand elle retourne dans la ville de son enfance, le choc est rude. 130 commerces ont dû fermer en 15 ans: « Jamais je n’avais ressenti la tristesse que j’éprouve aujourd’hui : partout je vois la spirale infernale de la désertification urbaine. »

Quand éclate la crise des gilets jaunes, elle se sent proche du mouvement et enquête sur la situation socio-économique de sa ville, retrouvant même sa meilleure amie d’enfance, Caroline, qui vit dans la précarité malgré un emploi chez M Bricolage. Cette femme symbolise à elle seule la détresse dans laquelle vivent des gens qui sont pourtant salariés d’entreprises et se trouvent pris à la gorge avec l’augmentation du prix de l’essence: « C’est simple lui dit Caroline, soit je bouffe à midi, soit je mets de l’essence dans ma voiture ». Car ici la voiture n’est pas un luxe ; elle est le seul moyen pour aller au travail.
Dans la sixième puissance économique du monde, des salariés doivent ainsi choisir entre se nourrir ou nourrir leur voiture pour aller travailler. Dans certains quartiers l’auteure fait le constat d’une situation dramatique : « Aux Favignolles habitent 1300 personnes dont la moitié survit sous le seuil de pauvreté avec moins de 1000 euros par mois. »

Gilets jaunes (à Paris) : l’auteure se sent proche du mouvement dont elle comprend les revendications. (c) Ph Rochot

D’un côté Nassira el Moaddem se sent proche de ces gens, mais de l’autre elle doit constater que les gilets jaunes se méfient d’elle : « Journaliste et Parisienne, je fais partie à leurs yeux de ces élites qu’ils haïssent… mais au même moment je me sens profondément dedans, avec eux parce que je suis romorantinaise de naissance et de cœur, que j’ai grandi sur cette même terre de Sologne. Parce que ce ressentiment profond qu’ils expriment, cette colère, ce sentiment d’être mal né, marginalisé, laissé pour compte, je les connais trop bien ».
Et ces laissés pour compte on les rencontre aussi dans le quartier de Saint-Marc où réside une population d’immigrés : « la vie de village à Saint-Marc telle que la racontaient les habitants tranchait avec les préjugés qui collaient à la peau du quartier. Les Romorantinais l’affublaient de tous les maux : violence, délinquance, drogue. … A les entendre Saint-Marc, c’était le Bronx, dangereux et infréquentable. »
Nassira el Moaddem cite l’exemple de l’école, négligée, délaissée par la mairie, avec ses gouttières dans les salles de classe et son toit qui laisse passer l’eau, son insécurité aussi. Une association de parents a pris les choses en main à tel point que l’existence de cette école est devenue un enjeu électoral pour les municipales de 2020. Tout cela montre qu’à Romorantin comme dans les autres villes de province française il y a sans doute de la précarité mais aussi une forte volonté d’en sortir.

Philippe Rochot

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