La vie en Noir et Blanc d’Alain Keler: « Journal d’un photographe » Ph Rochot

Pologne, au temps de « Solidarnosc ». La confession des ouvriers des chantiers navals de Gdansk: sept 1980. (c) Alain Keler/MYOP  (Image de Une)
Quand on connait le parcours d’Alain Keler à travers les conflits du monde, on éprouve un certain empressement à ouvrir son dernier livre « Journal d’un photographe » qui retrace à travers son regard, plus d’un demi- siècle de notre histoire. Le lecteur est d’abord frappé par l’unité des images, toutes en noir et blanc, prises avec le même appareil, le Leica et un seul objectif, le 50mm, qui correspond à notre angle de vision, sans déformer la scène.
Pérou, train du Machu Picchu, 1973. (c) Alain Keler/MYOP.
Etonnant d’apprendre que ces images se situent en réalité en marge de son travail de photographe professionnel. Il y a les photos qu’il réalise pour les revues et magazines, sous un angle particulier, parfois dicté, et il y a les siennes, saisies avec cet appareil précis, chargé en noir et blanc 24×36, qu’il garde en permanence accroché à la poitrine, même durant ses commandes de reportages. « Les magazines et les journaux veulent une photo formatée, en couleur. Les photos que je prends au Leica en noir et blanc ne sont que rarement choisies par les éditeurs de l’agence. » Cela nous confirme s’il en était besoin qu’il y a bien deux approches, deux regards, celui du photographe, direct et sincère et celui de la rédaction du magazine, souvent imposé, parfois biaisé, basé sur des clichés ou des images construites. D’où le constat d’Alain Keler : « On a beau se dire que l’on témoigne, on ne sait pas vraiment pour qui. Le photographe est là pour faire des images choc, qui plairont aux journaux et feront vendre du papier. » De là est née la volonté de l’auteur de se détacher de ce monde pour réaliser un travail qui lui sera propre, englobant notre histoire mais aussi la sienne.
Irlande du nord. Belfast, 1988: Quartier catholique. (c) Alain Keler/MYOP.

Le déclic est sans doute venu avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Alain Keler est déçu par le traitement d’image qui lui est imposé. Mais l’événement opère comme un électrochoc et provoque une révélation. Il y a derrière ce mur de la honte tout un monde qui s’écroule, celui de l’Empire soviétique. Il va donc désormais se consacrer aux conséquences des bouleversements en Europe de l’est et notamment au sort des minorités.

Alain Keler n’a jamais oublié l’histoire de sa famille juive polonaise qui a fui les persécutions et surtout un grand-père déporté à Buchenwald et décédé durant la marche de la mort. « Ma mère dit-il m’a transmis ce qui a construit mon identité : la culture juive ashkénaze, et l’histoire de la famille, celle de la Shoah qui l’a hantée toute sa vie. »

Les parents d’Alain Keler, présents au long du livre. (c) Alain Keler.

Pas étonnant donc de sentir dans son travail, cette solidarité naturelle vis-à-vis des minorités et son implication personnelle. « Au cours d’un de mes travaux sur les minorités dans l’ex monde soviétique, au détour d’une rue, je me suis aperçu que j’allais sur les traces de ma propre histoire. C’est par ces minorités que le monde communiste a explosé ».

L’auteur en signature à la librairie « La nouvelle chambre claire »: 1er décembre 2018. (c) Ph Rochot.

Alain Keler nous fait vivre ainsi le sort de ces minorités opprimées ou oubliées : les Albanais du Kosovo, les Tatars de Crimée, les Grecs d’Albanie, les Hongrois de Roumanie, les Tsiganes d’Europe de l’est mais aussi les Roms de Saint-Denis, expulsés, marginalisés ou plus récemment les migrants bloqués à Calais. On retient même une photo d’un événement oublié voire ignoré : l’expulsion des Afghans d’Iran après l’avènement de la révolution islamique en 1979 et le retour de l’Ayatollah Khomeiny.

Téhéran, 2 février 1979: Quartier général de l’ayatollah Khomeiny après son retour en Iran. (c) Alain Keler/ MYOP

Les événements du monde n’ont jamais détourné l’auteur de l’évolution de sa propre famille et nous suivons avec lui en images la descente inexorable de son père et de sa mère vers la vieillesse et la maladie. La photo de ses parents revient régulièrement, comme un rappel de la marche du temps. Elle s’impose et s’intercale entre celles d’autres familles de France ou du bout du monde, intégrant son histoire personnelle à celle des événements du siècle.

De par le passé et les origines de sa famille, Alain Keler accorde une signification particulière à ses reportages réalisés en Israël et dans les territoires palestiniens.

Jérusalem, banlieue est: couple de vieux Palestiniens passant à proximité du mur de séparation. (c) Alain Keler/MYOP.

Il écrit ses regrets pour la disparition d’Yitzhak Rabin, homme de paix dans lequel il avait placé beaucoup d’espoirs mais qui fut assassiné par un extrémiste juif, Ygal Amir en 1995. Il montre sa compassion pour le sort du peuple palestinien : « Aujourd’hui encore des hommes veulent détruire Israël, aujourd’hui encore des Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés. »

D’un côté, ses photos racontent l’évacuation des colonies israéliennes du Sinaï ou de Gaza (Yamit et Gush Katif), de l’autre elles nous présentent les familles palestiniennes face au mur de séparation ou encore ce médecin israélien de l’organisation « Médecin pour les droits de l’homme » qui exerce en Cisjordanie.

Sinaï: évacuation de la colonie israélienne de Yamit après la restitution du Sinaï à l’Egypte: 1982. (c) Alain Keler/MYOP.

Alain Keler sera présent à Ramallah, pour les funérailles de Yasser Arafat en 2005, laissant dans nos mémoires la photo de cet hélicoptère, oiseau de fer descendant du ciel devant la foule et transportant avec lui la dépouille du leader palestinien.

Gaza, 2005: la dépouille de Yasser Arafat arrive à Ramallah?. (c) Alain Keler/MYOP.

Chaque image présentée dans ce « journal d’un photographe » a le mérite d’être commentée, expliquée, placée dans son contexte historique. Pour l’auteur, le texte est aussi important que l’image : « Dans la photo, il y a le cadre. Dans l’écriture, il y a le hors-champs. »

Grozny, Tchétchénie: Quartier général des forces russes. 1995. (c) Alain Keler/MYOP.

Et ce hors-champs, Alain Keler nous le fait vivre dans des récits comme celui de sa couverture du conflit de Tchétchénie en 1994, cauchemar des photoreporters. « Je suis dans la Tchétchénie en guerre, seul et la peur au ventre…La folie règne partout sans aucun endroit pour se réfugier. » Une journaliste de CNN donne l’alerte : « les Russes disent qu’ils vont bombarder le Palais présidentiel. Je les connais. Ils vont tout bombarder, sauf le palais. Je me tire d’ici ». Alain fera de même, mais reviendra quelques jours plus tard, après avoir passé Noël en famille…En évoquant Grozny et la Tchétchénie, nous parlons de couverture de l’actualité mais pour Alain Keler le terme est impropre : « Je ne couvre pas un événement, je cherche des images qui peuvent le nourrir ». Et ses images viennent naturellement s’inscrire dans nos pages d’histoire vécue avec sa devise : « La photographie est la chambre noire de notre mémoire ».

Philippe Rochot

Alain Keler : Journal d’un photographe.

Editions de Juillet : 45€

On retrouve une très bonne itv sonore d’Alain Keler réalisée par Yves Loiseau sur SoundCloud dans la série « Écrivains et Grands Reporters ».

2 réflexions sur “La vie en Noir et Blanc d’Alain Keler: « Journal d’un photographe » Ph Rochot

  1. Encore une fois, te dire merci cher Philippe.
    Merci de nous faire découvrir Alain Keler et son magnifique travail en B&W.
    Merci aussi pour ta photo, en couleurs…
    Quel beau sourire avec ses yeux pétillants, quelle belle personne…
    Il peut être fier car il a choisi d’être libre de ses choix de photographies en parallèle aux commandes d’images « choc ».
    Au plaisir de te lire prochainement sur un autre sujet, toujours aussi passionnant.
    Amitiés,
    Julie

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