La Chine de Claude Martin ou « La diplomatie n’est pas un dîner de gala » Philippe Rochot

Un pavé de 900 pages sur la vie d’un diplomate français pourrait rebuter le lecteur mais dès le premier chapitre, le personnage est d’emblée attachant. Claude Martin a 19 ans quand il sort de langues O’ avec une bonne connaissance du chinois et une forte envie de parcourir l’Empire du Milieu. Mais il doit se plier aux contraintes du service militaire. Un service national qui va se réduire à une semaine d’exercices et quelques corvées. Nous sommes en 1964 et la France du Général de Gaulle vient de nouer des relations diplomatiques avec la Chine de Mao.

Lingxia: manifestation de paysans en faveur de feu Mao Zedong. 2002..(c) Ph Rochot

Le Quai d’Orsay a un besoin pressant de diplomates parlant le mandarin. Trois semaines plus tard, Claude Martin se retrouve parachuté dans la Chine de Mao à une époque, pas si lointaine pourtant, où l’on croisait encore des caravanes de chameaux aux portes de Pékin et où la place Tiananmen était envahie dès l’aube par des milliers de charrettes à cheval, de vélos, de Chinois en manteaux matelassés en tenue d’hiver: « Les pantalons molletonnés leur donnaient des airs de grosses poupées ou de cosmonautes marchant sur la lune, fait remarquer l’auteur ».

Pélérinage obligé à Shaoshan, village natal de Mao Zedong: 2005. (c)  Ph. Rochot.

Là va commencer cette aventure chinoise qui le tiendra pendant un demi siècle… Claude Martin fera partie de ces diplomates tournés vers la Chine et bons connaisseurs de sa culture qui manquent souvent à nos chancelleries. « La diplomatie n’est pas un dîner de gala », le titre de l’ouvrage reprend la citation de Mao Zedong :  «  la révolution n’est pas un dîner de gala », autrement dit pas une partie de plaisir… Et l’auteur va le démontrer de façon magistrale.

Pékin: entrée du mausolée de Mao Zedong: 2004. (c) Ph. Rochot.

Quand Claude Martin débarque à Pékin, il constate que l’ambassade est située à 15 km de la ville, coupée des réalités du pays. Le personnel, y compris l’ambassadeur, ne parle pas chinois, à l’exception de l’attaché militaire qui a servi sous Chang Kaï-chek à Chongqing, avant la victoire de Mao et l’avènement de la république populaire. Par sa culture de la Chine, sa passion du pays, sa volonté de connaitre ce que pense le petit peuple, il rompt carrément avec le caractère coincé et guindé des diplomates occidentaux en poste à Pékin. Claude Martin se rend dans les librairies, rencontre les auteurs et les lecteurs, se lie d’amitié avec les quelques noms de la littérature de l’époque. Il prend le train au gré des autorisations accordées par le ministère des Affaires étrangères afin de pouvoir parler avec les voyageurs, visiter des provinces reculées, fermées, repliées, misérables. A chaque fois il prend soin de nous expliquer le contexte historique dans lequel se déroulent ses déplacements et donne des descriptions précises et bien senties. L’ouvrage par moment se transforme en guide touristique. On n’échappe pas ainsi au week-end au tombeau des Ming ou à la pêche au cormoran sur la rivière Li à Guilin. Mais il est vrai que ce site grandiose, qui fait partie aujourd’hui des dépliants touristiques et du patrimoine mondial de l’humanité, était méconnu et délaissé dans les années soixante..

Affichettes de la période de la révolution culturelle en vente sur un marché de Pékin: 2002. (c) Ph. Rochot.

Le jeune appelé Claude Martin va vivre avec passion les premiers instants de la révolution culturelle qui pèsera durant dix ans dans la vie des Chinois. Il a senti venir le changement en voyant les ouvrages des écrivains chinois qu’il aimait lire, disparaître progressivement des librairies pour laisser la place au Petit livre rouge.

La chape de plomb qui s’abat sur la Chine dès 1966, ne lui donne guère envie d’y rester. C’est l’empire immobile… Il va donc s’occuper de l’Europe au quai d’Orsay. Son credo se résume en une phrase : « j’aimais la Chine et je croyais en l’Europe ». Claude Martin fait partie des diplomates qui vont négocier la difficile entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun mais il gardera toujours un œil sur la Chine. Il profitera de toutes les occasions pour retourner régulièrement dans l’empire rouge, suivre l’évolution de la révolution dite culturelle et constater les ravages d’un mouvement qui inspira pourtant bon nombre d’intellectuels français. Claude Martin ironisait sur les positions prorévolutionnaires d’un Michel Foucault ou d’un Jacques Lacan qui ne connaissent rien à la Chine.

Le boom économique de la Chine, lancé par Deng Xiaoping: fabrique de téléviseurs. (c) Ph. Rochot.

Pour écrire 900 pages sur la diplomatie, il est clair que l’auteur a pris chaque jour des notes précises sur les dates, les rencontres, les lieux, les noms de dirigeants chinois ou de diplomates de l’ombre inconnus du grand public ou ceux des stars du monde du cinéma ou de l’art. Son livre qu’il a écrit durant deux années est comme disent les critiques littéraires en manque de formules nouvelles « bourré d’anecdotes ». Je cite au hasard celle de notre ministre des Affaires étrangères Jean Sauvagnargues, légèrement éméché lors d’un grand dîner officiel, qui fait la cour à sa voisine de table, parfaite francophone en pensant qu’elle est interprète alors qu’elle est la femme de son homologue chinois. On peut citer de même la visite officielle de Valéry Giscard d’Estaing qui se présente en monarque dans l’Empire rouge avec une délégation de 70 personnes et demande à se rendre au Tibet. On retiendra aussi que Claude Cheysson ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand n’aimait pas la Chine ; il préférait le Vietnam. Ainsi voulut-il fermer le consulat de Shanghaï alors que des dizaines de chefs d’entreprise sentant le vent de l’histoire, voulaient s’installer dans la capitale économique de la Chine.

L’auteur fut l’un des rares témoins des suites du tremblement de terre de Tangshan en 1976, qui fit au bas mot 250 000 morts. A Pékin, les habitants devaient dormir dehors à cause des répliques persistantes. Ces conditions de vie précaires participèrent activement nous dit-il à la libération sexuelle de la jeunesse chinoise…

Les séismes en Chine annoncent souvent la fin des empereurs. 1976 est l’année de la mort de Mao et celle de la bataille pour sa succession. Claude Martin avait misé sur ce petit homme à l’intelligence vive, ancien étudiant en France, Deng Xiao Ping, qui prendra la tête du pays et lancera l’idée d’un « communisme aux caractéristiques chinoises » qui allait booster l’économie du pays.

Monument à la gloire de Mao Zedong à Shenyang. (c) Ph. Rochot.

On est surpris et déçu quand on apprend que les ambassadeurs français en Chine à l’époque ne connaissaient pour la plupart ni la langue, ni le pays, ni sa culture, prenaient leurs informations dans les autres chancelleries des pays amis et n’aspiraient souvent qu’à décrocher de leur poste pour d’autres promotions. Notre homme était donc précieux à la fois pour sa connaissance de la Chine mais aussi pour celle de l’Europe. Claude Martin fut finalement nommé ministre conseiller à Pékin, un poste qui lui permit de baigner dans les affaires chinoises. Mais il était méfiant : « Je détestais la vie des ambassades à travers ce que j’en avais vu, cette façon d’être dans un pays sans y être vraiment, d’évoluer à la surface des choses, le côté convenu, scolaire des écritures hebdomadaires, le poids des hiérarchies encore plus insupportable dans un pays lointain. »

Xi’an: portrait de Xin Jinping au marché. Le nouveau maître de l’empire rouge: 2015. (c) Ph. Rochot.

Sa passion de la Chine en plein redressement va l’aider à surmonter ses méfiances. Il prend le pouls du pays en lisant les « dazibaos », les journaux muraux où chacun exprime ses espoirs, ses doutes, ses craintes mais qui disparaîtront bien vite. Le fondateur du « mur de la démocratie » Wei Jingshen se verra condamné à 16 ans de prison. L’ouverture intellectuelle marque rapidement ses limites. Quand les Chinois se disent favorables au tournage de « la Condition humaine » inspirée par le livre d’André Malraux et que Costa Gavras commence à Pékin les premières prises de vue, l’opération est promptement arrêtée par la censure qui réalise que l’image du Parti communiste livrée par l’auteur ne correspond pas à la version officielle.

Ces années 1980 conduiront aux événements de Tiananmen. Les jeunes, les étudiants, les intellectuels, placent leurs espoirs dans le secrétaire du parti, Hu Yaobang, un libéral, mais l’homme est étroitement surveillé par Deng Xiaoping qui est lui-même surveillé par la vieille garde du Parti communiste alors que dehors les esprits s’échauffent. Claude Martin va nouer des contacts avec des écrivains et des intellectuels qui seront les futurs acteurs des événements de Tiananmen du printemps 1989. Il gardera longtemps le contact avec Wei Jingsheng après sa libération.

Pékin: place Tianmen en 2004. L’un des lieux les plus surveillés du monde. (c) Ph. Rochot.

On sait que la mort brutale de Hu Yaobang et la visite de Gorbatchev à Pékin, furent deux des éléments déclencheurs du soulèvement de Tiananmen.Claude Martin est alors directeur Asie au quai d’Orsay. Et il est heureux que son sens de l’histoire l’ait poussé à se rendre en Chine en cette veille du 4 juin 1989 pour une conférence avec le prince Sihanouk du Cambodge. Débarquant à Pékin, il sera l’un des rares témoins de la répression de Tiananmen menée par l’armée contre le mouvement démocratique. L’homme eût le courage de passer la nuit autour des barricades, de fuir avec la foule, d’être exfiltré par la police puis de trouver un vélo pour revenir sur les lieux de cette tragédie qui aurait fait au bas mot plusieurs centaines de morts.

Son récit poignant, à ses supérieurs du quai d’Orsay servit hélas de faire-valoir à Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, qui put annoncer fièrement à ses pairs qu’il avait senti venir le vent de l’histoire et envoyé son directeur Asie à Pékin.

Il est rassurant de lire dans cet ouvrage que la France, par l’action de notre diplomate Claude Martin, organisa le sauvetage des leaders de Tiananmen, leur fuite par Hong-Kong dans le cadre de l’opération Colibri, puis leur accueil en France grâce au réseau nommé ALICE.

Pékin: le Palais (stalinien) du peuple  lors du XVIème congrès du Parti communiste chinois. (c) Ph. Rochot

Sa maitrise des problèmes de la Chine, sa connaissance du pays et des dirigeants vaut à Claude Martin d’être nommé ambassadeur à Pékin. Mais le cadeau est empoisonné car dans le même temps la France de Mitterrand, dans son ignorance de la sensibilité chinoise, s’engage dans la vente des frégates de guerre à Taïwan : une affaire qui plombera longtemps les relations entre Paris et Pékin. Martin rattrape le coup en obtenant que ces frégates soient désarmées et présentées ainsi comme de l’équipement civil. Mais les Chinois ne seront pas dupes et la France verra sa réputation sérieusement entachée. D’autant que le gouvernement français récidive quelques mois plus tard. Le lobby taïwanais, puissant en France réussira à imposer la vente de 60 Mirage 2000 équipés de missiles Matra à Taipeh. Les Américains en profiteront pour s’engouffrer dans la brèche et vendront 150 avions de chasse F16 à l’île rebelle. La vente des Mirage devait rapporter six milliards de dollars à la France, mais la Chine va punir Paris en annulant pour six milliards de dollars de contrats. Les compteurs étaient remis à zéro. Pékin exigea aussi la fermeture du consulat de Canton alors qu’il venait d’ouvrir.

Qingdao et les usines Huawei, fabrique de réfrigérateurs: 2006. (c) Ph Rochot.

Autant d’amateurisme en matière de géostratégie a sérieusement perturbé Claude Martin. Alors que la France était en première ligne sur le marché chinois en 1964, avec l’ouverture des relations diplomatiques, elle se faisait doubler par l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis etc…L’affaire des frégates de Taiwan allait durer près de dix ans, mettant au jour le scandale des rétro commissions. Elle a éclaboussé le pouvoir en France, avec la mise en examen de l’ex ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, qui sera finalement relaxé par la Cour d’appel en 2003.

De même notre illustre diplomate aura tenté durant des années d’apporter une solution au problème du Cambodge après le renversement du régime des Khmers rouges par les Vietnamiens, tentant de remettre en selle le prince Sihanouk, pas forcément bien vu à Paris par les pensionnaires de l’Elysée et par la classe politique française.

Ambassadeur de France à Berlin: les « habits neufs » de Claude Martin. (c) Ph. Rochot.

Après tant de déboires, on peut comprendre que Claude Martin ait fait jouer sa seconde carte maitresse : celle de la connaissance de l’Europe. Ainsi deviendra-t-il ambassadeur de France en Allemagne, à Berlin, avec de fréquents retours en Chine, en vacance ou en mission à la demande même du gouvernement. Après plus de neuf cent pages d’un livre très révélateur du climat qui règne dans notre diplomatie, mais aussi un rappel essentiel des événements qui ont marqué ce demi-siècle et la façon dont nous avons pu les gérer, Claude Martin nous montre qu’il est resté jusqu’au bout fidèle à son engagement : « J’aimais la Chine et je croyais en l’Europe ».

Philippe Rochot

 

7 réflexions sur “La Chine de Claude Martin ou « La diplomatie n’est pas un dîner de gala » Philippe Rochot

  1. Claude Martin…
    Qui d’autre que toi Philippe pour nous parler de Claude Martin cette illustre personnalité…
    Merci de nous rendre un peu moins ignares, en tous cas pour nous qui ne savons rien de notre histoire ni de nos relations avec cette Chine si lointaine…
    Merci à Claude Martin qui ne s’est pas installé dans le confortable train train de luxe des relations diplomatiques.
    Qui a oublié cette publicité précieusement ridicule « Ferrero Roche d’Or les réceptions des ambassadeurs »…
    Bravo à lui d’avoir exercé avec sérieux et conscience ses fonctions d’ambassadeur.
    « Un pavé de 900 pages » que tu nous donnes envie d’avoir, au moins, à portée de nous.
    Toujours un vrai plaisir de lire tes « Reportages pour mémoire »
    Amicalement,
    Julie

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  2. Oui, ambassadeur en Chine n’était pas une sinécure. Pas facile, mais passionnant pour autant d’être aux avant-postes, n’est pas Philippe, toi qui fus longtemps correspondant de presse là-bas. Tu es bien placé pour en parler . J’ai eu, pour ma part, la chance d’être reçu par Claude Martin lors d’un reportage à Pékin. J’en ai gardé le souvenir d’un homme à la fois direct et brillant, chaleureux, précis

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