Le joli mai de Gilles Caron et l’histoire du négatif 8067 : Philippe Rochot

Le visiteur est accueilli par le célèbre lanceur de pavé qui affronte seul une rangée de CRS. Le tirage est grandeur nature et n’a rien perdu de son piqué original. L’image est connue; elle fait partie des clichés historiques de mai 68 qui nous ramènent souvent au même auteur: Gilles Caron.

Nanterre: fermeture de l’Université: mai 1968.

L’exposition qui lui est consacrée à la Mairie de Paris pour les 50 ans de mai 68 va pourtant au delà des clichés connus. Je retiens d’abord la demarche de la réalisatrice de “Nuit Debout”, Mariana Otero qui nous livre la genèse de la fameuse photo de Daniel Cohn-Bendit défiant du regard un CRS en faction devant la Sorbonne. Elle a eu la bonne idée de partir de la planche contact de cette séquence et du négatif 8067 pour remonter le fil des 15 clichés qui ont conduit à cette photo que nous avons tous en tête quand on parle de mai 68.

Le contexte? La convocation d’une poignée d’étudiants en commission disciplinaire à la Sorbonne. Cohn-Bendit fait partie du lot. Gilles Caron centre sur lui et le suit rue Saint-Jacques. Dany le Rouge a reconnu le photographe. Il l’avait déjà repéré à Nanterre. Il sait que Caron est une valeur sûre de la profession, qu’il peut compter sur lui pour faire passer son message. Il y a une complicité entre eux.

Les photos devant la Sorbonne montrent que Caron est un peu débordé, bousculé. Il continue néanmoins de focaliser sur Cohn-Bendit mais il se sent mal placé. Il fait donc le tour du groupe d’étudiants rassemblés devant l’entrée de la fac. Il croise alors le préfet de police Maurice Grimaud et fait quelques clichés. Va t-il le suivre, renoncer à la photo de Cohn-Bendit devant le cordon de CRS, essayer de faire se côtoyer le préfet et le contestataire ? Non, il revient vers Cohn-Bendit et c’est au 10ème cliché que la photo est la bonne, celle qui restera dans l’histoire de mai 68
Pourtant ça n’est pas elle qui dans un premier temps sera publiée dans la presse, mais celle du photographe Georges Melet, en couleur dans Paris-Match. Elle est moins percutante que celle de Caron mais elle est arrivée avant dans les salles de rédaction. L’image signée Gilles Caron ne sera publiée que quelques jour plus tard dans une revue de journalisme. Elle finira par s’imposer sur le marché en raison de sa portée, de sa force et de sa qualité pour devenir historique.

Au commencement était Nanterre… Photo de Gilles Caron…

Les photos de Caron n’ont pas toujours eu la priorité à la publication et n’ont pas été érigées en icônes dans l’immédiat. La “Marianne de mai 68” que retient aujourd’hui l’histoire est celle du photographe Jean-Pierre Rey. Dans les manifs il était payant de grimper sur les épaules d’un camarade et de brandir un drapeau quelconque: rouge, vietnamien, guevariste, ou maoiste. Gilles Caron a photographié plusieurs “Marianne” de ce type. Elles sont exposées à l’Hôtel de ville de Paris mais elles n’ont pas la force de celle de Jean-Pierre Rey.

Caron est aussi confronté au tri des images d’agences qui parfois laissent échapper des clichés symboliques de valeur, comme celle du CRS s’apprêtant à frapper un étudiant isolé. Le photographe a raconté sa déception dans La Tribune de juin 1969:
« Ma photo du CRS chargeant et qui a fait un boom n’a été découverte sur les contacts que 48h après la prise de vue (…) Elle n’a commencé à être bonne que du jour où elle a été publiée. Jusque là c’était une photo au milieu de beaucoup d’autres et il fallait bien la regarder pour voir qu’effectivement elle était bonne. Moi-même je ne m’en souvenais absolument pas. »

Mais Gilles Caron délaisse aussi les figures de mai 68 pour photographier le quotidien des Français au delà des barricades du quartier latin: ordures qui s’empilent sur les bords de Seine, marchés approvisionnés malgré tout, covoiturage pour échapper à la pénurie d’essence… Il est là aussi quand tout renait en juin, avec l’image d’un beau symbole: la foule des baigneurs à la piscine Deligny montrant que Paris a rapidement oublié les barricades et les lacrimos avec l’arrivée des beaux jours.

Une partie importante de l’exposition est consacrée à une série de regards, ceux du général de Gaulle en 68, série sur fond noir, visage ridé, tendu, inquiet, impuissant comme un chef d’Etat en fin de parcours à qui la situation échappe totalement. Ces portraits donnent sans doute raison à Romain Gary qui parlait “d’anachronisme vivant” en évoquant un président âgé de 78 ans. D’autres visages apparaissent, saisis la même année, ceux de Bardot, Gainsbourg, Truffaut, France Gall montrant s’il en est besoin la richesse du travail du photographe.

1968 est bien une année clé pour le monde et pour Gilles Caron puisque nous retrouvons dans cette exposition des images inédites du Biafra, du Tchad, du Mexique ou de Guinée.
Comme l’écrit l’historien de la photo Michel Poivert: “1968 pour Caron, c’est le double regard sur sa ville et sur un monde qui se fracture. »

Philippe Rochot

Hôtel de ville de Paris, du 4 mai au 28 juillet: 300 photos exposées.

Entrée gratuite. fermé le dimanche.

6 réflexions sur “Le joli mai de Gilles Caron et l’histoire du négatif 8067 : Philippe Rochot

  1. Hier « sous les pavés la plage », cinquante ans plus tard « sur une photo des mots », merci Philippe de rendre un bel hommage à ce grand photographe !

    J’aime

Laisser un commentaire