Le titre du documentaire d’Antoine Boutet a quelque chose d’étrange : « Sud Eau Nord Déplacer » (Nan shui Bei dao). Il est en fait la traduction littérale du projet pharaonique lancé en 2002 par le gouvernement chinois et destiné à alimenter en eau le nord de la Chine menacé de désertification, grâce à l’abondance des eaux du sud et du fleuve Yangtsé.
Le fleuve Yangtsé, surnommé « fleuve bleu » par les Français, en amont du barrage des Trois Gorges : (photo Ph Rochot)
Cette idée simple de « déplacer les fleuves » comme Mao Zedong l’avait suggéré sans rien connaitre à l’hydraulique, aura mis 50 ans pour faire son chemin. Mais elle est bien lancée, avec toutes les incertitudes que pareil projet peut représenter pour l’environnement, le débit des fleuves, les bouleversements climatiques, les déplacements de population.
Sécheresse au Ningxia. Le sol est salé et impropre à la culture : (photo Ph Rochot)
Le documentaire d’Antoine Boutet les aborde tous avec un regard souvent tendre, ironique et parfois grave. Les situations choisies sont très parlantes, notamment celles de ces chantiers immenses, lunaires, chaotiques, jonchés de gravats de toute sorte avec des pelleteuses mangeuses de roches qui creusent impitoyablement le sol pour y installer des conduites de géant.
La réalisation du film se situe au-delà des canons habituels imposés par le documentaire traditionnel : longs plans larges sans mouvements de caméra où l’action se déroule dans le cadre choisi, images parfois discrètement volées mais tellement parlantes. Pas de commentaire, les interviews sont prises en longueur avec de rares questions. Le réalisateur laisse la personne rencontrée déverser son émotion, ses sentiments, sa colère, dire ce qu’elle a sur le cœur. Et les drames ne manquent pas tout au long de ces quelque 4000 km que vont suivre les voies d’eau.
Ningxia : paysans huis à l’épreuve de la sécheresse des sols (Photo Ph Rochot
Les paysans se plaignent d’avoir été déplacés et souvent en larmes, clament sans retenue leur désarroi devant la caméra, sans se douter qu’ils s’exposent peut-être à la répression des mouchards de la police, toujours infiltrés dans les rangs des mécontents du régime. La corruption des cadres du parti est dénoncée, la redistribution des terres qui ne laisse aux peineux que des sols sablonneux qui ne retiennent pas l’eau et ne permettent pas de faire pousser le blé est montrée du doigt sans honte à l’étranger venu enquêter sur ce projet pharaonique.
Travaux de dérivation des fleuves… (Ph Rochot)
Les constructions destinées à reloger les déplacés sont ridiculisées par la présentation qu’en font les officiels du parti, expliquant au visiteur qu’il s’agit d’un « paradis sur terre », alors que ces maisons construites à la hâte sont sinistres, isolées et en dehors des circuits commerciaux. 350 000 personnes auront été déplacées au terme de la réalisation du projet « sud-nord » ce qui est relativement peu si on le compare au chiffre de deux millions, avancé pour la seule réalisation du barrage des Trois gorges.
Le fleuve jaune connait des niveaux très bas depuis deux décennies. (Photo Ph Rochot)
Le « casting » des personnages qui s’expriment dans le film est plutôt réussi. On s’attache à ce rescapé de la révolution culturelle qui nage chaque jour dans les eaux troubles lâchées par le barrage des Trois gorges sur le Yangtsé. M. Na connait notre histoire et notre littérature, citant Balzac et le Moyen-âge mais lançant aussi des chants révolutionnaires appris durant ses dix-sept années de captivité chez les gardes rouges… Le vent de la contestation est partout présent dans le documentaire d’Antoine Boutet, avec notamment ce blogueur-randonneur qui enquête sur les conséquences écologiques du projet « sud-nord ». Pékin consomme trois milliards de mètres cube d’eau chaque année alors que les réservoirs ne fournissent que 600 millions. Mais pourquoi demande un témoin déplacer les fleuves ? Il n’y a qu’à déplacer la capitale…
Le film s’achève au Tibet, réservoir d’eau de l’Asie tant convoité des Chinois, où quatre fleuves majeurs prennent leur source. Une poétesse tibétaine, droite et digne, élégante dans son geste et son verbe, dresse un tableau implacable des visées chinoises sur le pays des neiges et révèle le scepticisme des populations locales face à ce transfert brutal des eaux de l’Himalaya. L’équilibre de la nature est fragile au Tibet. Le projet chinois risque de tout bousculer…Il n’aboutira pas de toute façon avant 2050. Alors seulement nous saurons si les dirigeants qui se seront succédé à la tête de la chine auront pu faire appliquer ce vieil adage qui circulait du temps des empereurs : « celui qui maitrise les fleuves, maitrise le pays ».
Philippe Rochot